Indispensable.
Oui, déjà, en entrée, cette courte pensée échappée à la sortie de ce récit qui n’est ni une hagiographie ennuyeuse ni une performance littéraire sur l’œuvre de Varlam Chalamov, mais plutôt la substantifique moelle d’un écrivain au regard perçant tout autant que sa plume, d’une honnêteté sans faille et d’un engagement qui l’est tout autant.
J’étais sortie bouleversée de la lecture des Récits de la Kolyma (Éditions Verdier, 2003, traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson), cet ensemble d’une telle puissance narrative, d’une telle nécessité pour exprimer l’innommable. Dans Les larmes de Chalamov, la vie du poète est mêlée à l’histoire russe, celle des Goulags, si proche. Son effet de réverbération est saisissant pour percer l’histoire du stalinisme, de cette folie. Car dire Chalamov, c’est dire, en grande partie le Goulag. Là, dans le récit de Gisèle Bienne, tu n’es pas dans une idée de réduction, ni dans un témoignage tenu par l’idée de l’éloignement et du froid mais dans l’observation passionnée, et passionnante, de la destruction d’un peuple par l’élimination systématique de ses écrivains et artistes dissident-e-s.
Ici, c’est l’âme fissurée d’un peuple et ce terrible silence qui l’accompagne toujours.
Les larmes de Chamalov rendent vie à Varlam. De 1929 à 1951, l’homme qui aimait tant sa femme, sa petite fille puis les chats, aura passé tout ce temps dans les camps, jusqu’à l’épuisement total, tant physique que psychologique. Gisèle Bienne, par les vers et les récits de Chalamov, nous dit cet homme de talent pris dans la tourmente où la folie meurtrière est quotidienne.
Lui n’épargne rien, surtout pas lui-même, son sens aigu de la vérité ne peut transiger ni avec un « à-peu-près » ni avec une vision romanesque de l’exil et de l’état totalitaire. Il faut être précis, concis. J’y ai appris son amitié complexe avec Soljenitsyne – particulière cette genèse de « L’archipel du goulag » – et celle, presque fusionnelle, avec Pasternak (l’auteur, notamment, du « Docteur Jivago ») qui « voulait comme Chalamov, la littérature libre et infaillible ».
J’ai foncièrement aimé l’écriture précise de Gisèle Bienne, le fait de poser la résistance de Chalamov au sein du tourment stalinien, d’évoquer la puissance littéraire russe s’opposant jusqu’à la mort aux bourreaux du NKVD puis du KGB, de nous donner, dans le même temps, à voir le territoire, l’entité des Goulags, la Kolyma, Magadan, les mines d’or, la taïga, cette géographie immense des lieux afin de ressentir l’amplitude de la dictature… car, tristement, l’écho résonne toujours.
« Aujourd’hui, depuis 2012 surtout, Staline est à l’honneur en Russie, on révise l’Histoire, on la récrit. le cas de Iouri Dmitriev en est un douloureux exemple. Archéologue et historien spécialiste des crimes commis sour l’ère stalinienne, Dmitriev, injustement accusé et emprisonné, aurait dû être libéré en novembre 2020.(…)Fin décembre 2021, le jugement définitif est rendu: quinze années de réclusion criminelle. Son crime? La recherche de la vérité historique. Il est membre de l’ONG Memorial et n’a cessé d’interroger la mémoire des personnes assassinées sous Staline lors des grandes purges. il a découvert en 1997 le charnier de Sandormokh. Enfoui dans les forêts de Carélie, il recélait des milliers de corps d’anciens « zeks » du camp des îles Solovski. Il a aussi établi une liste de plus de cinquante mille noms de personnes exécutées en ces années féroces, ou déportées, ou condamnées au Goulag. Il donne encore des noms de bourreaux (…)Le 28 décembre 2021, la Cour suprême de Russie prononce la dissolution de Memorial International. « Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population. » a écrit Dmitriev »
Gisèle Bienne exhume les faits, déploie l’effroyable et, dans le même temps, l’incroyable force des esprits face à l’absurdité du « montagnard du Kremlin ». L’auteure chronique l’âme de Chalamov et de celles et ceux qui, comme lui, ont connu cette barbarie et ont résisté, envers et contre tout. Varlam déclame pour survivre à la nuit stalinienne, il garde sa fierté au plus profond de son être, interroge ses contemporains, les bouscule aussi, mais comment peut-il en être autrement?
Gisèle Bienne accroche le long de son récit, les poèmes de cet homme « sans dieu ni maître » et toi, tu t’y accroches jusqu’à la dernière de ces larmes.
« (…)Je buvais comme une bête, lapant l’eau / Je trempais mes lèvres enflées / Ne vivais ni au mois ni à l’année / Et prenais mon parti des heures / Chaque soir dans la surprise / De me savoir vivant, / Je me disais des poèmes, / J’entendais à nouveau ta voix. / Je les chuchotais comme des prières / Les vénérais comme l’eau vivante / Et dans cette lutte gardais leur image / Et leur fil conducteur / Ils étaient ce lien unique / Avec l’autre vie, là-bas / Où le monde nous étouffe sous son ordure, / Où la mort se déplace sur nos talons… »
« L’art ne rend pas meilleur », certes, mais il offre une résistance à la désintégration et ressurgit, toujours, et malgré tout.
Je te le redis, lis Les larmes de Chalamov, c’est un indispensable.
Fanny.
Les Larmes de Chalamov, Gisèle Bienne, Actes Sud, 224 p. , 22€50.
A reblogué ceci sur Amicalement noir.
Je remercie chaleureusement Fanny pour cette chronique sur « Les larmes de Chalamov » qui me touche beaucoup. Gisèle Bienne
Bonjour Gisèle, je transmets vos mots à Fanny. Yann.
Je me disais que je me ferais bien un petit plaisir lié à autre chose qu’un roman… Cette jolie et enthousiaste chronique tombe à pic ! Merci Fanny.