Le Tokyo-Montana Express, conçu et piloté par Richard Brautigan, fait la navette entre le Montana, où il vivait, et le Japon, pays dont il était tombé amoureux. Au long des quelque 130 stations qui jalonnent son imprévisible itinéraire, on trouvera des restaurants où toutes les serveuses ont la même tête ; d’autres désespérément vides ; un taxi rempli de carpes ; le plus grand film érotique du monde ; et la plus petite tempête de neige jamais observée depuis l’invention du bulletin météo. (4ème de couverture).
Découvert lors de mes années de lycée, Tokyo-Montana Express est le livre que j’ai le plus offert autour de moi. J’avais entamé la lecture de Brautigan par les Mémoires sauvés du vent qui m’avaient permis d’entrer dans une oeuvre unique autant qu’inclassable. S’ensuivirent dans la foulée Le Monstre des Hawkline, La vengeance de la pelouse, Willard et ses trophées de bowling, Un Privé à Babylone et quelques autres encore, parmi lesquels le Journal japonais ou les poèmes d’ Il pleut en amour. Des années plus tard, Brautigan reste pour moi un phare dans cette époque riche en découvertes littéraires autant que musicales et je garde pour lui une tendresse toute particulière. Alors, pourquoi Tokyo-Montana Express plus qu’un autre ? Parce qu’il me semble une bonne porte d’entrée dans cet univers foutraque et sensible, parce que c’est peut-être dans ces pages que le regard de Brautigan sur le monde s’avère le plus sincère et touchant. Parce que.
La poésie arrivera dans le Montana le 24 mars, La ville fantôme instantanée, De la gueule de bois considérée comme un art populaire, Cinq cornets de glace courent dans Tokyo, Qu’est-ce que tu vas faire de 390 photos d’arbres de Noël, La plus petite tempête de neige jamais enregistrée, Marche au pas en sens inverse d’une pizza … Ce ne sont là que quelques-uns des titres des 130 micro nouvelles qui constituent ce recueil. Micro car bon nombre d’entre elles ne font pas plus d’une ou deux pages mais nous emmènent néanmoins dans le cerveau illuminé d’un des auteurs phares de la littérature américaine du XXème siècle, propulsé bien malgré lui comme un porte-paroles de la Beat Generation alors qu’il ne souhaitait rien d’autre qu’être considéré comme un écrivain et un poète. On ne reviendra pas ici sur son destin tragique ni sur les raisons qui ont pu le pousser à se suicider dans son ranch de Bolinas (Californie) en 1984 à l’âge de 49 ans. Ses mots seuls m’importent aujourd’hui et j’espère donner envie de les découvrir. Quoi de mieux dans ce cas que de lire une des petites merveilles qui composent ce recueil ?
Cinq cornets de glace courent dans Tokyo
« Normalement, si vous imaginiez un cornet de glace en train de courir, vous verriez que la boule fond et que vous êtes forcé de lécher sans arrêt, comme un fourmilier, pour qu’il ne finisse pas sur vous au lieu de dedans.
Quand on traite de la réalité absolue des cornets de glace, le mot dedans est très positif, c’est celui qu’on choisit, et le mot sur est négatif. On n’en a pas besoin.
Je viens de voir une famille japonaise : le père, la mère et leurs trois petits enfants qui remontaient la rue en courant, des cornets de glace à la main.
Je ne sais pas pourquoi mais je considère cela comme un petit miracle. Jamais je n’ai vu une famille entière remonter la rue en courant avec des cornets de glace. Ils étaient tous très contents. C’est peut-être là une nouvelle définition de la course. »
Brautigan se pose en observateur décalé de notre monde et de ses semblables humains. Un rien l’émerveille ou l’inquiète, le surprend ou l’amuse. Sa fantaisie se teinte parfois de gravité mais l’ensemble de Tokyo-Montana Express inspire la légèreté, comme un regard d’enfant fasciné par les adultes qui l’entourent et dont les faits et gestes lui sont souvent énigmatiques. Comme l’indique son titre, le recueil navigue entre États-Unis et Japon au gré des humeurs de son auteur. On peut aisément imaginer le ravissement de Brautigan lorsqu’il découvre le pays du Soleil Levant en 1976. Lui que le quotidien américain ne laissait pas d’étonner, quel choc dut-il connaître en découvrant les décors, coutumes et arts locaux !
130 miniatures donc, pas toutes du même niveau, forcément, mais qui offrent un livre dont la cohérence étonne encore aujourd’hui, parfait panorama de ce dont était capable Brautigan. Radiographie décalée de l’Amérique, carnet de voyage bancal, déclaration d’amour aux bizarreries de ses semblables, Tokyo Montana Express est tout cela et plus encore. C’est aussi et surtout un cocktail unique, mélange de grâce et de mélancolie, de légèreté et d’inquiétude, de fascination et d’amour. Rares sont les petits livres à contenir autant de choses. Il est donc temps d’embarquer pour un voyage dont on espère que ce livre ne sera que la première étape. L’époque n’est pas tendre pour les rêveurs, il convient donc de chérir ceux qui nous restent.
Nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier.
Yann.
Tokyo Montana Express, Richard Brautigan, Bourgois / Titres, 322 p. , 9€.
me dire qu’il m’en reste plein à lire de ce sacré Brautigan, ça, ça fait plaisir !
Oui, c’est un petit bonheur à chaque fois !