L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
La mort dans une voiture solitaire, Hugues Pagan (Rivages / Noir) – Seb
La mort dans une voiture solitaire, Hugues Pagan (Rivages / Noir) – Seb

La mort dans une voiture solitaire, Hugues Pagan (Rivages / Noir) – Seb

« Ils rentraient par les périphériques déserts, dans la R16 noire sans âge de Schneider. Le brouillard commençait à tomber, et il ne contribuait pas peu au sentiment d’intense mélancolie que dégageaient les immeubles gris, le ballet des rues vides et les squares dépeuplés. Les pieds dans le vide-poches, Charlie Catala fumait. Il avait le visage morose.

Les mains à plat sur le volant, Schneider roulait plutôt cool, comme un type pas trop décidé. Il alluma la radio. Miles Davis emplit l’habitacle. Schneider régla le son. »

On peut dire que tout le « style Pagan » se trouve là, dans ces quelques lignes habitées par une atmosphère distillée en une poignée de notes tristes jouées non sans une forme de plaisir. C’est addictif, on est vite hypnotisé et on aime ça. La mélancolie dégagée par l’écriture nous imprègne, et soudain, on se rend compte qu’on n’a plus qu’envie de ça, de cette manière d’être au monde, impliqué et détaché à la fois, de traverser ce roman comme Schneider traverse sa vie.

Tiens, d’ailleurs, l’histoire. Fin des années 70, bordure visible des années 80. Dans une ville de province, un trafiquant influent est dézingué. Schneider, flic désabusé et indépendant, chef de groupe, est chargé de dénouer cette affaire qui pourrait vite tâcher l’écosystème des notables locaux. Terrain miné. Et confier le déminage à un flic qui n’a plus trop envie de vivre, c’est risqué, limite faute professionnelle.

Je n’en dirai pas plus, je ne veux pas divulgâcher ni maltraiter votre plaisir de découvrir ce premier roman (1982 pour la première parution) d’un romancier de haute voltige, une des plus belles cylindrées de la galaxie du Noir hexagonal.

La patte de l’intéressé, c’est l’atmosphère qu’il délivre, à coups de pluie, d’avenues dans lesquelles on se sent terriblement seul et affligé tout en y trouvant du plaisir, à coups de lancinantes éructations de saxophones ou de trompettes trempées dans le blues et le jazz, de verres d’alcools forts où tintent des glaçons qui répondent aux instruments à vent et cuivrés, dans des appartements vidés de toute vie, d’où l’on peut distinguer une ville grise et noire, affreusement rongée par l’affairisme et l’entre-soi. On y croise des personnages usés par trop de rêves poursuivis et jamais rattrapés, trop de déceptions, ravagés par des amours morts mais qui continuent de briller comme certaines étoiles du fond de l’univers. On y croise un inspecteur principal, véritable bijou de personnage, pièce maîtresse de la littérature Noire, complexe, en bout de course, tantôt ironique et caustique, insaisissable comme les vapeurs blanches des routes après une averse d’été nocturne, peu causant, économe de ses gestes et de ses paroles, un homme replié en lui-même et tout occupé à combattre la grande douleur qu’il porte en lui. Un homme qui brûle.

Évidemment, filiation oblige, ADN du roman noir, Hugues Pagan nous offre une peinture de la société bourgeoise de province, quelque chose dans le genre de Manchette dans son roman Fatale, mais à la sauce Paganienne, assaisonnée de notes de Miles Davis, Charlie Parker, on pourrait entendre, entre ces lignes et entre les gouttes de pluie qui tapotent à la baie vitrée de l’appartement de Schneider, l’inspiration et l’improvisation diabolique de Thelonious Monk.

Hugues Pagan au festival Libri Mondi (Luri – Corse). Photo : D.R.

Schneider, quel personnage ! il aurait eu une sacrée allure dans un film de Jean-Pierre Melville, dans le genre Le samouraï, même s’il a en lui quelque chose du Gerbier de L’armée des ombres, le Gerbier de la fin du film, qui cette fois, refuse de courir. Mais Grumbach, alias Melville, était déjà mort depuis neuf ans quand ce roman est sorti. Dommage. Yves Montand aurait fait un sublime Schneider, ou bien Serge Reggiani. Et même s’il était trop jeune pour le rôle et mort à la publication du roman, je n’arrive pas à me consoler de ce que ça aurait pu donner avec l’immense Patrick Dewaere.

La ville, terrain de jeu de Pagan, est présentée comme un lieu de perdition, où la vie fuit le mal sans jamais lui échapper complètement. Une ville identique à celle véhiculée par Chandler et encore plus par Hammett, le Patron du genre. D’ailleurs, parmi les figurants de La mort dans une voiture solitaire, on trouve un flic du service de Schneider que tout le monde surnomme Bogey parce qu’il ressemble à Humphrey Bogart, oui, celui qui a joué dans Le faucon maltais. Et ce n’est pas un hasard.

L’auteur sait aussi se mettre dans la tête du flic. Normal me direz-vous, il était flic au moment de l’écriture du roman. Je vous réponds qu’un paquet de flics sont incapables d’analyser ce qui se passe dans leur propre tronche, et que prendre du recul par rapport à son job n’est pas chose aisée. Ainsi, on tombe sur ce passage très instructif, page 112 : Ils raisonnaient normalement, avec cet atavisme du flic qui leur fait compter parfois plus qu’il ne le faudrait sur le facteur temps pour les aider à résoudre les intrigues les plus compliquées, sur le temps et les habitudes du gibier. Brillant.

Mais l’acuité et la lucidité n’empêchent pas la causticité, elles la facilitent, comme dans ce passage qui est une véritable gourmandise : un détritus, un de ces inévitables excréments de la société de consommation, nuance Libérale Avancée, une de ces merdes qu’on prenait même plus la peine de filer à l’égout, le matin, avec les trognons de pomme, les capotes usées et les emballages de Miko et toutes les saloperies qu’on balayait en loucedé, histoire que les gros cons s’en foutent plein les fouilles, et que les Durand-Dupont moyens et supérieurs puissent s’ébattre à l’aise dans leur ville propre, suivant le slogan du député-maire, les connards métro-boulot-dodo, deux bagnoles et jogging le dimanche dans les allées du parc, Jacques Ribourel et  »Bijaune » Borg, et qu’on finirait par enterrer debout dans le sable, avec leur résidence secondaire et le Fig’Mag en cours de validité. Putain de vie.

Ouaip, ça taille sévère, attention aux éclaboussures sur les sacs à main Vuitton.

Hugues Pagan sert un récit où l’atmosphère est la pierre angulaire du roman, et c’est courageux de donner la priorité aux ambiances plutôt qu’aux rebondissements, parce que pour faire ça, il faut beaucoup de talent. On ne lit pas un Pagan, on s’enivre.  

Seb.

La mort dans une voiture solitaire, Hugues Pagan, Rivages / Noir, 407 p. , 8€90.

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