L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Nos petits classiques noirs – Total Khéops, Jean-Claude Izzo (Folio Policier) – Seb
Nos petits classiques noirs – Total Khéops, Jean-Claude Izzo (Folio Policier) – Seb

Nos petits classiques noirs – Total Khéops, Jean-Claude Izzo (Folio Policier) – Seb

« Le répondeur clignotait. Il était tard. Tout pouvait attendre. J’avais pris une douche. Je me servis un verre de Lagavulin, mis un disque de Thelonious Monk et me couchai avec En marge des marées de Conrad. Mes yeux se fermèrent. Monk continua en solo. »

Quand je suis tombé sur ce passage, je me suis dit que Hugues Pagan aurait pu l’écrire, et ça, c’est un sacré compliment.

L’histoire. Fabio Montale est flic à la brigade de surveillance de secteur à Marseille. C’est un poste méprisé où la hiérarchie l’a remisé. Montale aime la poésie et la musique, surtout le blues et le jazz, et le Lagavulin, qui n’est pas de la musique. Nous sommes dans les années 90 et le passé vient percuter Fabio avec la mort d’un ami de jeunesse parti durant vingt et revenu se venger. Se venger de quoi ? Cela va être le début des emmerdes, et bien plus encore.

Bon, déjà il y eut les Signes. Sur la cinquième page du livre, il est écrit que l’ouvrage est « Pour Sébastien ». La page suivante propose une citation de Jim Harrison. J’étais déjà conquis.

J’hésite à présenter Jean-Claude Izzo tant il a laissé une marque indélébile dans la littérature et le polar hexagonal. Il est probablement aussi légendaire que Jean-Patrick Manchette, c’est dire. Le hasard (qui n’est qu’un rendez-vous si on en croit Paul Eluard) a voulu que Total Khéops sorte l’année où Saint Jean-Patrick tirait sa révérence bien malgré lui. C’était sans doute pour que les lectrices et lecteurs de polars bien écrits et bien racontés ne se sentent pas abandonnés dans la lande glauque de ce genre romanesque, où croisent, au large des rives du droit, les flics désabusés, les enquêteurs usés jusqu’à la corde, les truands à l’ambition bien plus haute que leur courage, des femmes et des hommes qui pataugent comme ils peuvent dans la boue de l’existence. La condition humaine a des reflets gris clair et gris foncé, et la lumière y est personna non grata.

En une fabuleuse trilogie, Jean-Claude Izzo s’est installé tout en haut de la pyramide des auteurs de grande classe, il a donné une image à sa ville, Marseille, sans rien cacher du sale et du triste, sans écarter le lecteur des rues pourries et abandonnées par les politiques, sans omettre les quartiers que ces derniers appellent « difficiles ». Le romancier n’a pas ménagé sa ville qu’il aime, mais il a fait mieux, il lui a offert une légende romanesque, du même tonneau que la Grande Ville de Hammett, rien que ça.

Si vous ne connaissez pas Izzo, vous êtes des veinards, il vous reste tout à lire. Jean-Claude Izzo est décédé en janvier 2000, mais il n’est pas mort. Parce que Fabio Montale est bien vif entre les pages, et que son personnage court toujours le Panier ou le vieux port. Je ne dirais rien de plus sur l’histoire, il faut s’y jeter, c’est tout, et se laisser guider par ce conteur hors-pair. Plus haut je causais de Manchette, ce n’est pas pour rien. Il y a une proximité dans l’écriture, un refus de la facilité, une incorruptible volonté de travailler le texte, sans coup d’éclat, sans que ça tape à l’œil. Mais si vous disséquez un peu les chapitres, les paragraphes, vous devenez comme Champollion devant la pierre de Rosette. Et puis l’auteur a réussi une chose peu aisée, imbriquer intimement une enquête policière au roman noir, avec son aspect social très fort, la misère pécuniaire ou celle du cœur, la perte de valeurs, le racisme présent partout, même entre « immigrés ». Parce qu’il y a immigré blanc et immigré bronzé, et que dans un pays blanc, ça fait une différence. Avec sa plume qui fait feu de tout bois, Izzo ne fait pas de cadeau à la réalité qui voudrait bien, pour lui échapper, se réfugier dans le monde ouaté et prévisible de la théorie. Mais la théorie ne survit que quelques minutes dans le monde impitoyable du polar, il faut les épaules, il faut l’étoffe pour être du côté des faibles.

Photo : Ulf Andersen.

« Il sortit un portefeuille. L’ouvrit et me tendit une photo de la famille. Je n’aimais pas ce que je faisais. Mais je voulais le détendre, pour qu’il m’en raconte le plus possible. Je regardai ses mômes. Tous leurs traits étaient mous. Dans leurs yeux, fuyants, aucune lueur de révolte. Des aigris de naissance. Ils n’auront de haine que pour plus pauvres qu’eux. Et tous ceux qui boufferont leur pain. Arabes, Noirs, Jaunes. Jamais contre les riches. On savait déjà ce qu’ils seraient. Peu de chose. Dans le meilleur des cas, les garçons chauffeurs de taxi, comme papa. Et la fille, shampouineuse. Ou vendeuse à Prisunic. Des Français moyens. Des citoyens de la peur. »

Avec ce paragraphe, Jean-Claude Izzo vient de te mettre une grosse baffe en travers de la gueule. Je le sais, j’ai aussi la marque des doigts sur la joue. Et je vois des étoiles. C’est génial de voir les étoiles en lisant. À l’orée du mitan des années 90, Izzo te raconte la France de 2020, son déterminisme social, l’ascenseur social en panne et carrément démonté, vendu à la découpe aux ferrailleurs. Un pays fracturé de partout, des chiens penchés sur un bout de barbaque en montrant les dents à d’autres chiens de tailles et de couleurs différentes. Un pays dans la haine, des haineux résignés biberonnés aux chaines d’info en continu appartenant toutes à des milliardaires.

Je vais m’agacer alors je vais vous parler du style Izzo, c’est comme une marque déposée. Une phrase longue, soignée, une phrase très courte, soignée aussi, cette dernière souvent dépourvue de verbe. De temps en temps, comme une nappe de brouillard sur la route, une rafale silencieuse de phrases courtes, un staccato soigné. Parce qu’écrire des phrases courtes sans être banal, sans ennuyer, c’est très difficile, c’est du boulot, un sacré boulot. Jean-Claude Izzo y parvient avec éclat, et ça confère au récit une tension, une vivacité remarquable. On est devant un indien qui décoche des flèches durant trois-cent-trente pages. Il faut un gros carquois pour faire ça, et des sacrément bons projectiles.

Je vous laisse avec l’intéressé en pleine éclate :

« La vérité, on ne la saura jamais. Il ne pouvait y avoir que des hypothèses. La vérité appartenait à l’horreur. »

Seb.

Total Khéops, Jean-Claude Izzo, Folio Policier, 347 p. , 9€20.

0 commentaire

  1. Sylviane

    Lorsque je range à nouveau ma bibliothèque pour faire de la place a de nouveaux livres, je fais une pause lorsque je retrouve ses 3 titres de Izzo, avec leur tranche jaune et noir de la série noire.

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