L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Les hommes, Richard Morgiève (Joëlle Losfeld) – Yann
Les hommes, Richard Morgiève (Joëlle Losfeld) – Yann

Les hommes, Richard Morgiève (Joëlle Losfeld) – Yann

« Ce jour-là, j’ai juré à mon honneur et à François, au Vieux et à tous les autres, aux souvenirs heureux et aux coups du sort, aux filles que j’avais eues ou pas, je leur ai juré que j’écrirais un jour l’histoire des bagnoles et des hommes ».

La dédicace ci-contre est datée de novembre 2019. Plus de trois ans se sont donc écoulés avant que je ne trouve le moment adéquat pour me plonger dans ces lignes. Mais combien de temps en a-t-il fallu à Richard Morgiève pour tenir parole auprès de celles et ceux, morts et vivants, envers lesquels il s’était engagé ? Les hommes est paru en 2017. L’histoire commence en 1974 et se termine huit ans plus tard. À la lecture de ce texte poignant, on comprendra aisément que l’auteur ne se soit pas précipité. Au moment où le roman (?) est publié, Morgiève affiche vingt-sept romans et trois pièces de théâtre au compteur, largement de quoi s’être fait la main et gagner la confiance nécessaire pour être sûr d’honorer comme il se doit les hommes, femmes et enfants qui habitent ses pages.

Voici donc l’histoire de Mietek, alias Mietta, alter ego de Richard Morgiève, dont on a connu l’enfance dans l’inoubliable Un petit homme de dos (Joëlle Losfeld 1995 et 2006). Mietek est devenu un homme, de ceux que Morgiève appelle lui-même les derniers singes, un homme tel qu’on en croisait dans les polars des années 50 et 60, un homme comme aurait pu le décrire José Giovanni dont l’ombre maudite plane sur tout le récit au même titre que celle de ce Dieu aveugle et sourd aux tourments des humains. Mietek traîne son mal-être et sa tristesse dans les rues de Paris, en quête d’amour et de reconnaissance nettement plus difficiles à trouver que les coups fourrés dans lesquels il s’engage régulièrement avec plus ou moins de réussite.

« Il a lâché ma main. J’ai senti mes joues s’empourprer. Ce mec, c’était un vieux, un père quoi. Putain, il me balançait des compliments sur le fait que j’étais un homme et lui, il l’avait prouvé les armes à la main et donc, j’étais reconnu par les hommes – ça effaçait certaines peines ou terreurs. Certains pouvaient trouver ça idiot d’être ému parce qu’on était reconnu. Ceux-là n’avaient peut-être pas été battus, laissés pour morts par un père. »

Mais la véritable histoire des hommes, ce sont des femmes qui l’incarnent. C’est elles que l’on retrouve au coeur de ces pages comme au coeur des angoisses de ces héros fragiles, ces colosses aux pieds d’argile. Sans femmes, pas d’hommes, les choses ne sont pas plus compliquées. Mais Mietek et l’amour, c’est une histoire compliquée. Ça n’est pas faute d’être bien entouré car le jeune homme qu’il est n’a pas à se forcer pour séduire. C’est peut-être juste que l’amour lui fait peur.

« Je me suis interdit de lui dire un mot d’amour, parce que je lui en aurais dit deux, puis trois … Ç’aurait fait comme avec les verres, l’amour, c’est liquide et ça monte à la tête. »

Alors Mietek plonge dans des affaires pas nettes, entouré d’une faune pas toujours bien catholique, de complices aux noms aussi bigarrés que Mohammed-le Périmé, Boub ou Le Mataf. Très vite, l’argent n’est plus un problème pour lui. La vie, par contre, en reste un, de problème et celui-ci paraît définitivement insoluble. C’est au moment où il se croit au fond de l’impasse que Mietek entrevoit ce qui pourrait le sauver. Ainsi que le dit Morgiève sur la quatrième de couverture, « c’était pas une histoire d’hommes que je voulais écrire, pas exactement, c’était une histoire de père et de fille. »

Photo : Francesca Mantovani/Gallimard.

Lire Les hommes aujourd’hui, c’est s’exposer à un ton qui coche toutes les cases du non politiquement correct. Ici, une pute est une pute, un arabe est un bicot et un juif un youpin. Richard Morgiève conchie avec une certaine jouissance la bien-pensance actuelle qui, en renommant les êtres et les choses, enlève tout leur sens et leur portée aux mots. Son livre y gagne paradoxalement en force et déborde de tendresse et d’affection pour ces hommes et femmes malmenés par la vie et qui, à leur façon, affrontent chaque nouvelle journée avec le désespoir des causes perdues. Grand roman parfois déchirant, Les hommes touche au coeur avec autant de sincérité qu’on en trouvait dans Un petit homme de dos. Pas de faux-semblants chez Richard Morgiève, pas d’arrogance ni d’ostentation, de l’amour et de la tristesse, simplement, de ces sentiments qui font les grands textes. Et le lecteur frappé assiste, plus qu’à la naissance d’un homme, à celle d’un écrivain qui n’a pas fini de jouer avec nos coeurs en mettant ses tripes sur le papier.

« Ma langue n’était pas celle qu’on parlait à Apostrophes, mes mots poussaient sur les terrains vagues, dans les poubelles, au bord des comptoirs. Je ne faisais rien de mes mots parce que j’avais à vivre jusqu’au bout une histoire qui était en train de finir. »

Richard Morgiève est grand, lisez-le.

Yann.

Les hommes, Richard Morgiève, Joëlle Losfeld, 368 p. , 22€50.

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