L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Éboueur sur échafaud, Abdel Hafed Benotman (Rivages / Noir) – Seb
Éboueur sur échafaud, Abdel Hafed Benotman (Rivages / Noir) – Seb

Éboueur sur échafaud, Abdel Hafed Benotman (Rivages / Noir) – Seb

« Elle le repoussa ou se recula pour le regarder encore une fois et de cet arrachement, Fafa sut qu’il laissait un bout d’enfance, un morceau d’être, dans le corps de la vieille dame et qu’elle lui transmettait en échange ce mystère qu’on appelle la greffe d’un souvenir. »

Photo : D.R.

Tu as vu comme c’est beau ces quelques lignes. Des morceaux de bravoure tel que celui-ci ce roman en regorge, ce qui me fait penser qu’Abdel Hafed Benotman était un grand romancier, peut-être même un écrivain.

Je présume que tu veux savoir de quoi parle ce livre. C’est l’histoire de la famille Bounoura, la mère, le père et leurs quatre enfants. Deux gars et deux filles. C’est surtout l’histoire de Faraht, dit Fafa, le petit dernier dont on fait la connaissance au niveau de l’école primaire. Nous sommes à l’orée des années soixante à Paris. Benamar le père, est un travailleur forcené dans le bâtiment, un colosse brutal et analphabète. La mère, Nabila, une sorte de pythie avec un pet au casque. Nourredine, dit Nono, l’aîné, rêve de devenir comédien de théâtre. Karima, alias Kim, douée pour les études, rêve de devenir avocate, Nadia, dit Nadou, présente très tôt des blessures secrètes qui lui traceront une trajectoire glauque. Donc Fafa, incompris, souffre-douleur, intrépide rebelle.

L’écriture d’Abdel Hafed Benotman est singulière et étonnante. Il ne se donne pas trop de peine pour masquer sa propre histoire dans celle de Fafa. Mais l’usage de la troisième personne du singulier, avec un narrateur omniscient donne de la distance et permet de faire naître une relation qui n’aurait pas été possible sous une autre forme. Que dire sauf que c’est brillant ? Quand on sait d’où vient l’auteur, de quel recoin sombre de la société il est issu, quand on connaît son parcours chaotique, on se dit que le fait qu’il ait écrit est un grand miracle, de ceux que seule la littérature permet.

Cela fait quelques années que j’entends parler de l’auteur, parce qu’un festival en Creuse (Nuits Noires à Aubusson) décerne chaque année un prix Abdel Hafed Benotman, un prix de collégiens de divers établissements. Quelques amis, aussi, auteurs ou non m’en avaient chanté les louanges. Enfin, dans un entretien exclusif offert à Aire(s) Libre(s), Thierry Corvoisier, manitou des éditions Rivages, en avait vanté tout un tas de, mérites. Cela m’avait décidé, je devais lire Abdel Hafed.

Comme le chantait la grande Édith, je ne regrette rien. Quel bouquin ! On sait que Fafa c’est Abdel, mais on ignore la part de réel, on ignore le pourcentage de fiction et même, puisque « travailler les souvenirs, c’est recomposer sa mémoire » (comme le dit un copain qui écrit mieux que bien), la quantité de vérité. Et puis, comme le dit le Maître, « la fiction, c’est quantité de vérité qui se loge dans le mensonge ». Et cela donne un très grand roman, de ceux qui se distinguent par un style qui n’a peur de rien, tantôt grave, noir et glauque, tantôt hilarant et burlesque. Parfois tout cela se mêle et Ô miracle de l’écriture, au lieu de donner une allure foutraque et déglinguée à l’ensemble, c’est maîtrisé, ça ne jure pas, ça t’a une de ces gueules (comme dirait Léo).

J’en veux pour exemple l’ouverture du roman qui débute sur une scène ahurissante de circoncision du petit Fafa. Quelques pages stupéfiantes de détails insoutenables et de traits d’humour vraiment poilants distillés dans un grand numéro de funambule, entre impertinence et solennité, insolence et provocation. Avec l’auteur, personne n’est à l’abri. La société, les conventions, les institutions, les faux-culs et la ou les religions. Ça rafale en rafale, Abdel se régale, les victimes détalent dans Paris, entre deux tartes à la phalange de Papa Benamar et deux crises de dinguerie de Maman Nabila.

Par une magie inexplicable, sauf celle de la sincérité, on est pris aux tripes par la vie de cette famille, par le quotidien de Fafa, entre autres. Et puis on s’émeut, on s’énerve, on a envie de cogner, de franchir les lignes et les codes, de faire des doigts d’honneur plus beaux que ceux de Dupond-Moretti. Plus justifiés surtout. Outre le parcours du jeune Fafa, condamné dès la naissance par le non ascenseur social, emporté par les fonds par la gueuse raciale, torpillé par le boulet familial, c’est une peinture très juste d’une époque, d’une France, qui peine à se dégager du bourbier algérien, un pays qui se transforme par à-coups, dans des syncopes sociales, dans des éructations économico-politico-sociétales.

L’humour décapant porte haut la trajectoire de Fafa, promis aux barreaux alors que sa grande sœur Kim rêve du Barreau. Les coups pleuvent, les rires fusent, les larmes sourdent ; la révolte, l’empathie, la colère creusent le lit d’une rivière inoubliable d’humanité et d’émotions.

Et je me retrouve dans la situation de ceux qui m’ont précédé, je dois vous dire : lisez Abdel Hafed Benotman. Il n’est plus là, mais ses livres si. Et c’est une chance.     

Seb.

Éboueur sur échafaud, Abdel Hafed Benotman, Rivages / Noir, 248 p. , 9€50.

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