Sous Les ciels furieux résonne la haine la plus sombre. Au milieu de la dévastation, une jeune fille de huit ans, Henni Sapojnik, t’entraîne dans son imaginaire afin de contrer l’insoutenable réalité.
Te voilà au début du XXème siècle, peut-être un 6 et 7 avril 1903, l’auteure ne le dit pas, mais j’y pense à ce pogrom de Kichinev en Bessarabie – Moldavie -, un petit pays sous la grande ombre tsariste et catholique. Henni est une petite fille débrouillarde au sein de cette famille où les bébés naissent – presque sans cesse – d’une mère semblant porter un traumatisme à la fois ancien, présent, oppressant, est-ce à dire le massacre des communautés juives encouragé par le gouvernement russe. L’hier est l’aujourd’hui: la structure du roman d’Angélique Villeneuve se coud avec les fils d’un passé proche et d’un présent précipité.
Henni et Zelda, sa grande sœur adorée, sont de petites mères. Angélique Villeneuve te dresse un portrait flamboyant de ces jeunes filles débrouillardes, inventives, cultivant leurs joies. Les ciels furieux soufflent sur les pages, entre chaud et froid, comme si des nuages noirs se disputaient avec le soleil.
Angélique Villeneuve ressuscite dans ses mots les peurs enfantines ancestrales, la violence, l’abandon, la perte. Tu pénètres dans un cocon, presque étouffant, emplit d’amour et d’étrangeté avec cette reine des abeilles alitée, portant pourtant vies, portant sein pour sa nichée. Puis les inquiétudes traversent la maisonnée jusqu’à laisser leurs murmures aux oreilles d’Henni. L’orage gronde. Mais il est rapidement trop tard, les regards rouges s’emparent du foyer, pillent, fusillent. Henni et Zelda parviennent à s’enfuir et la plus tendre des deux se réfugie dans son monde qui ne tient plus qu’à ses dix petits doigts.
« Un doigt par personne, avait-elle chuchoté, exaltée, en ouvrant ses paumes devant elle, la nuit qui avait suivi la déclaration du père à propos d’Avrom – il était son bébé. À chaque membre de la famille serait attribué un doigt. Tel était le système qu’elle venait d’inventer. Pour commencer, elle avait compté. Le résultat était qu’une main ne suffirait pas à caser ne serait-ce que les six enfants Sapojnik (…)Presque à regret, une place fut accordée à la grand-mère morte mais rien ne fut prévu pour d’autres grands-parents. Car de ceux-là on ne sait presque rien. Il est dangereux de penser aux grands-pères ou à la mère de leur mère, à cause des choses qui leur sont arrivées il y a terriblement longtemps(…) »
Autour de l’infâme ronde antisémite, une petite fille cherche alors à rejoindre ce qui n’est déjà plus. Ses incessants retours vers son passé proche, duveteux, sont les rappels de vie, ses croyances vivaces et précieuses pour continuer à croire, car la vie sans espoir serait, tu le ressens, à la fois incompréhensible et insupportable.
J’avais ici, dans ce moment, envie de vous partager un extrait de « Jours d’affliction : Le pogrom de Kichinev de 1903 par Moisei Borisovich Slutski « : « Dès le début de l’année 1903, des bruits se mirent à circuler en ville que d’obscurs individus, des sortes d’agitateurs, en partie des locaux et en partie des étrangers, se rassemblaient dans des traktirs, des débits de boissons et autres lieux, pour prêcher au peuple l’influence néfaste des juifs et la nécessité de les combattre. Bientôt se répandit la rumeur plus terrifiante que dans les traktirs et lors des réunions spéciales était lu un oukase du tsar intimant l’ordre de « battre les juifs à Pâques ». La veille de la fête des Pâques, on fit courir le bruit qu’un jeune garçon chrétien avait disparu à Doubossary, lequel, sans aucun doute, avait été enlevé par des juifs afin d’utiliser son sang pour leurs rituels religieux.(…)
Les haineux crient au loup.
Ce n’est pas une nouveauté, c’est tristement le début des mêmes horreurs, siècle après siècle, toutes religions ou ethnies confondues: faire surgir les diableries pour exciter les masses ignorantes, asseoir son pouvoir et laisser aller au massacre, dépecer sous Les ciels furieux.
Alors Henni t’allume sa petite lumière vacillante au milieu du cauchemar. Et tu la suis, jusqu’au bout du chemin.
Fanny.
Henni est une petite fille de 8 ans ayant grandi dans une famille nombreuse installée dans un de ces villages de l’Europe de l’Est où les Juifs étaient assignés à résidence au début du XXe siècle. Elle a pour seul horizon cette famille qui ne cesse de s’enrichir de nouveaux bébés dont sa grande sœur Zelda et elle s’occupent à la place de la Mère qui passe ses journées dans l’apathie la plus totale. Choyée par son père, débrouillarde et pleine de vie, elle prend plaisir
à dérouler le fil de journées harassantes aux côtés de sa sœur.
Au début du roman, la peur monte dans la petite communauté et bientôt le village est attaqué, chaque maison envahie par des hommes qui détruisent tout sur leur passage. Dans l’horreur du moment qui fait éclater en mille morceaux la douceur de l’enfance, Henni quitte la maison et emporte avec elle les souvenirs du quotidien, toutes ces petites choses qui l’aideront à traverser les heures difficiles qui vont suivre.
La langue de l’autrice est d’une poésie rare. Là où d’autres n’auraient pas réussi à se glisser parfaitement dans l’esprit d’un personnage de cet âge, elle arrive à faire remonter en nous toutes les sensations de l’enfance et le merveilleux qui les accompagne. Henni se raccroche aux petits trésors de la nature qui l’entourent, à la chaleur des liens familiaux qui l’enveloppent quoi qu’il arrive et parvient à préserver une bulle d’innocence autour d’elle alors que son monde s’écroule dans le fracas de la cruauté des hommes.
Se concentrer sur la survie dans une douloureuse solitude, laisser l’expression de l’horreur à la périphérie de la narration pour mieux suivre les bouleversements intérieurs de cette enfant, voilà qui m’a rappelé le travail du grand écrivain Aharon Appelfeld.
J’ai ressenti le besoin d’avancer dans ma lecture aussi lentement qu’Henni dans sa fuite ou plutôt ses errements non loin de sa maison et de sa vie saccagées. À votre tour de chavirer sous la plume exceptionnelle d’Angélique Villeneuve.
Aurélie.
Les Ciels furieux, Angélique Villeneuve, Le Passage, 240 p. , 19€.
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