» – Assieds-toi, prends un verre. Je n’aime pas te voir comme ça. La rentrée littéraire vous met dans un état, tous. Faut arrêter. C’est juste des bouquins. »
Luc Chomarat, on l’aime bien par ici. On avait d’ailleurs déjà chroniqué Le Fils du professeur l’année dernière et, à cette occasion, il avait accepté de répondre à quelques questions. Seb, de son côté, avait également dit ici tout le bien qu’il pensait de L’Invention du cinéma (Marest éditeur). Inutile de dire, donc, que ce Livre de la rentrée était attendu de pied ferme en Aire(s) Libre(s).
Le décor est là : la rentrée littéraire et le livre, la littérature, bonne ou mauvaise, dite blanche ou dite noire, art, artisanat ou produit de consommation, talent ou force de vente, les qualités d’un livre sont simples, selon la directrice commerciale : « Un bon texte est un texte qui se vend. Que voulez-vous, on ne fait pas de littérature avec des bons sentiments ». Et le contexte, l’époque post Covid et post MeToo rend le réel de l’édition trouble et complexe pour discerner le bon grain de l’ivraie et viser le graal en cette rentrée : être le Number One !
Le titre Le Livre de la rentrée annonce de lui-même cette délicieuse mise en abîme, l’entremêlement entre fiction et réel, le jeu qui se fait avec les métiers du livre pour en dresser ce portrait drôle, acide, aigre doux.
Avec ce sens aigu du titre qui caractérisait déjà ses romans (?) précédents, Luc Chomarat se positionne donc pour cette rentrée littéraire 2023. Si ce texte peut parfaitement se lire indépendamment des autres ouvrages de l’auteur, il n’en constitue pas moins le troisième épisode d’une trilogie commencée avec L’Espion qui venait du livre (Rivages 2014, réédité à La manufacture de livres en 2022) et Le dernier thriller norvégien (La manufacture de livres 2019). On y retrouvera donc non sans plaisir Delafeuille, éditeur parisien dont la vie réelle a une fâcheuse tendance à se confondre avec celle des romans de Luc dont il est l’éditeur. Perpétuellement baladé entre réalité et fiction, Delafeuille essaie tant bien que mal de mener à bien ses projets éditoriaux, d’autant plus que sa supérieure lui a cette année expressément demandé de trouver la pépite, le fameux livre de la rentrée après lequel semblent courir tous les éditeurs de France. En visite chez son auteur afin de voir s’il a quelque chose à espérer de ce côté, Delafeuille rencontre Delphine, la femme de Luc, à qui l’écrivain souhaite consacrer son prochain roman. Et il en tombe amoureux.
Tout un panel de personnages gravite autour de Delafeuille ainsi qu’autour de Luc et sa femme, Delphine, cette magnifique, sublime, fascinante femme obsédante.
On reste nous aussi intrigué, fasciné, séduit, obnubilé par Delphine, la femme tant convoitée par Delafeuille, qui n’est « que » la femme de l’auteur qu’il doit suivre pour le succès, tant le portrait qui nous en est fait joue avec les stéréotype du désir, de la beauté, de la liberté, de l’intelligence… Car elle est sublime, le temps glisse sur elle, elle fascine, les êtres, les animaux, la nature autour d’elle, tout tourne et virevolte à son approche, elle est libre, elle est affirmée, mais… Y aura-t-il un mais ?
Il y a Murnau « aujourd’hui numéro trois chez Editis, lesbienne sympathique et cultivée avec qui il avait partagé quelques aventures éditoriales, était une des rares personnes avec lesquelles il s’entendait bien. », Eugénie, la nouvelle directrice commerciale de Mirage, sans scrupule, précieusement ridicule « C’était une femme intelligente, méchante, brune. D’une plastique intéressante, en même temps repoussante, comme ces magnifiques couteaux de cuisine avec lesquels on sait qu’on va se blesser » , Raoul, le libraire, philosophe et légèrement moqueur qui sait discerner le non sens dans l’essence des pages à vendre, qui « ressemblait à un acteur de série Z dont Delafeuille n’arrivait jamais à se rappeler le nom. Un type qui jouait toujours les docteurs fous et les moines assassins. Raoul avait tout à fait une tête de moine fou. Et de docteur assassin » et Nathalie, une étudiante fine lectrice en littérature comparée qui connait l’éditeur comme personnage de romans écrits par Luc Chomarat, justement, dont l’un vient d’être réédité à la Manufacture des livres, tiens, mais quel hasard troublant.
S’il faut bien admettre que l’effet de surprise s’émousse au fil des textes, le dispositif que met en place Luc Chomarat n’en reste pas moins étrangement efficace tant il semble évident que l’auteur s’y amuse et n’aime rien tant qu’entraîner son lecteur avec lui. Facétieux, il navigue entre réel et fiction, usant de tous les artifices à sa disposition pour déstabiliser à la fois Delafeuille et son lectorat. Alternance des registres, changement de narrateur, analyse de son propre roman, Chomarat jongle et jubile et amène régulièrement le sourire aux lèvres. L’autoportrait qu’il propose, celui d’un écrivain brillant, surfer émérite, amoureux fidèle se brouille sous le regard de Delafeuille qui, tout à son amour transi, perçoit régulièrement des relents de vulgarité et de misogynie chez l’auteur. Mais c’est finalement dans la figure de Delphine, au coeur de ce dispositif, que Luc Chomarat se montre le plus touchant, c’est là qu’il laisse affleurer une vraie tendresse qui finit par donner au roman cette saveur inimitable, bien loin des simples amusements auxquels on pourrait être tenté de le résumer.
Humour, tendresse, moquerie, ironie, critique ? On avance, on sourit et pour émailler tout ça, Le livre de la rentrée regorge de références cinéphiles, bibliophiles, des séries, même si série Z, de la littérature classique, ou pas, japonaise ou kafkaïenne. Quand on lit ce livre, on redevient soi aussi un étudiant joueur avec les règles et les listes de noms à connaître absolument.
On croise beaucoup de discussions truculemment lettrées et drôle, des moqueries de règles de présentation commerciale de l’objet libre, aussi. Même un jeune auteur persuadé d’être un génie et avoir produit un chef d’oeuvre, un roman fait de sms délicieusement truffés de non sens. On rit en lisant. Et ce n’est pas la seule qualité de ce Livre de la rentrée, tellement pas !
Un délicieux plaisir à lire, à laisser infuser, sans se moquer, mais pour comprendre et sourire, tout en étant au fil des pages de plus en plus conscient de lire un objet absolument délicieux, étonnant joueur, moqueur, tendre et touchant, pourtant, juste, souvent, documenté, évidemment, bref, on l’a dit, Le Livre de la rentrée.
« Tout le monde avait écrit son livre.
Voilà la conclusion déprimante à laquelle en était arrivé Delafeuille, quinze jours auparavant.
Pour des raisons que personne ne comprenait très bien, même si des théories toutes plus loufoques les unes que les autres circulaient dans le milieu de l’édition, une des conséquences les plus lourdes des dernières périodes de confinement étaient la multiplication des manuscrits qui encombraient les trains postaux, la moquette de l’entrée ici chez mirage et, depuis qu’on avait eu le malheur d’autoriser la démarche sous forme numérique, les messageries électroniques des directeurs de collection.
Des citoyens lambda, entrés en confinement dans leur état normal, n’avaient pas tardé à devenir des génies littéraires, et souvent, même s’il était difficile de prouver la poindre relation de cause à effet, des alcooliques. Beaucoup de génies littéraires étaient des alcooliques, et beaucoup d’alcooliques n’étaient pas des génies littéraires, et ni la pandémie ni le confinement n’y avaient changé quoique ce soit. Mais la blague qui circulait à Saint-Germain depuis quelques années (« Les Français ne lisent plus. Ils écrivent « ) était devenue une réalité.»
Margot et Yann.
Le Livre de la rentrée, Luc Chomarat, La Manufacture de Livres, 240 p. , 19€90.