Au Moyen-Age et à La Renaissance, il était coutumier de demander une femme en mariage (oui, à l’époque, c’était uniquement dans ce sens-là que ça se passait) en lui adressant un tableau ou bien ensuite, une fois le mariage accompli, d’immortaliser cet engagement marital en commandant une oeuvre à un peintre. L’un des exemples les plus célèbres est Le Portrait des époux Arnolfini, peint en 1434 par le peintre flamand Jan van Eyck.
Le Portrait de mariage, incontestablement l’un des plus beaux textes de cette nouvelle rentrée littéraire, s’appuie dès son titre sur cette tradition historiquement marquée pour nous embarquer au coeur de la Renaissance italienne (et l’on sait depuis le sublime Hamnet, dernier roman en date de la merveilleuse Maggie O’Farrell qui nous plongeait dans l’Angleterre shakespearienne, que l’autrice irlandaise n’a pas son pareil pour nous immerger avec beauté et précision au coeur d’une époque). La première page ne fait pas de mystère : « En 1560, âgée de quinze ans, Lucrèce de Médicis quitta Florence pour entamer sa vie maritale auprès d’Alphonse II d’Este, duc de Ferrare. Moins d’un an plus tard, elle serait morte. Une « fièvre putride » fut officiellement désignée comme cause de sa mort, mais la rumeur courut qu’elle avait été officiellement assassinée par son époux« . Cette courte note historique en forme de chronique d’une mort annoncée écarte d’emblée toute interrogation quant au devenir de l’héroïne mais ne fait qu’attiser la curiosité du lecteur sur le pourquoi et le comment de ce destin tragique, qui avait d’ailleurs déjà inspiré en 1842 le poème My last Duchess de Robert Browning, évoqué de façon malicieuse dans le roman (je vous laisse trouver).
Et dès la première page, le lecteur est littéralement happé par ce livre qui ne va cesser d’être de plus en plus beau à chaque mot, à chaque ligne, à chaque page. Opérant des allers et retours dans le temps (la chronologie générale du récit oscille entre 1552 et 1561) et dans l’espace (on passe de la luminosité unique de la Florence des Médicis à l’obscurité angoissante d’une forteresse sauvage et solitaire de la région de Bondano), la narration nous happe pour ne plus jamais nous lâcher. Lucrèce naît dans une famille aristocratique, fille de Cosme Ier de Médicis, Grand Duc de Toscane, et de son épouse Eleonore de Tolède (qui sera la mère de…onze enfants) ; l’ombre de ce couple fascinant et amoureux (ce qui semble être assez rare à l’époque pour être souligné) fait grandir la fillette dans un univers culturel et intellectuel unique dans laquelle elle se découvre une passion et un talent rare pour la peinture – mais aussi dans une éducation rigide et marquée par l’histoire des mariages politiques, dans laquelles les unions sont synonymes d’accords et chaque naissance un poids pour des alliances futures. Ainsi, quand la soeur ainée de Lucrèce meurt de la malaria alors qu’elle devait épouser le duc de Ferrare, la solution est vite trouvée : c’est Lucrèce, âgée de douze ans à peine, qui prendra sa place.
Elle quitte alors brutalement l’enfance (même si elle gagne miraculeusement quelques mois de répit grâce à une ruse de sa tant aimée nourrice Sofia), ses repères familiaux et géographiques pour se retrouver propulsée, loin de chez elle, dans le rôle d’une femme mariée en représentation permanente, dont on guette le moindre geste et dont elle comprend vite que l’on attend d’elle une seule chose : procréer. Mariée à un homme dont elle, en même temps que le lecteur, découvre peu à peu le vrai tempérament, Lucrèce prend alors le visage de toutes les femmes soumises à leur rang de trophée et d’objet reproducteur, noyée d’incompréhension et de solitude. Les seuls moments de répit : quelques instants volés à contempler les beautés de la nature ou ceux passés auprès des jeunes peintres apprentis d’un artiste célèbre à qui Alphonse a demandé de réaliser ce fameux « portrait de mariage ». L’art, la lumière, la beauté et la nature comme sauveurs.
Si l’histoire en elle-même de cette jeune femme suffit à bouleverser et à faire naître la compassion, la colère et l’intérêt (on dévore littéralement ce livre), c’est définitivement l’écriture de Maggie O’Farrell qui rend ce livre unique. Rien, absolument rien, n’est à jeter, modifier, améliorer – sur le fond comme sur la forme, ce livre est un petit miracle et la structure du livre, jamais artificielle dans sa construction chronologique, resserre peu à peu et parfaitement le noeud tragique autour du cou de la jeune femme – que l’on aimerait tant sauver. La délicatesse, la beauté, la puissance, le pouvoir d’évocation du roman sont absolument remarquables et impressionnants et font de l’autrice une des plus grandes de la littérature actuelle (si je me laissais aller, je dirais qu’à mes yeux Maggie O’Farrell est la Jane Campion de la littérature, et vous savez quoi ? Je me laisse aller).
Par cette merveilleuse réussite, ce portrait de mariage est aussi le portrait d’une époque et d’une femme – et au-delà le portrait de toutes les époques et de toutes les femmes.
Traduit de l’anglais par Sarah Tardy.
Mélanie.
Le Portrait de mariage, Maggie O’Farrell, Belfond, 416 p. , 23€50.
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/allegretto/allegretto-du-mardi-30-novembre-2021-9953400
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