Un roman dont la couverture nous fait instantanément envie, pour sa beauté et sa fraîcheur. Et si l’on est curieux, on va voir plus avant…
“ Splach, le moussaillon vient tout juste de s’endormir quand le panneau coulisse et déverse son déluge sur le plancher du carré. Faut voir comme il sursaute, Petit Roux, il se dresse sur les coudes avec la tignasse hérissée et la gueule en sabord. C’est le moment, vocifère Furieuse en dévalant les quatre planches de la descente. ”
Un roman d’aventures, de marins ? Un récit de voyage ? Une épopée ? Une légende revisité ? De la science fiction ? De la poésie des eaux ? Une recréation de langue terrestre devenue aqueuse ? Un peu de tout ça.
Nous entrons dans un livre génial et fou, un monde des eaux, car celle-ci a recouvert toute la terre, domine le réel et règne en maître, partout. Il ne reste que quelques terres habitables, des volcans ou montagnes devenus îlots. Tout est liquide, tout est ondes.
Notre futur ? Nous savons que sans doute non. Mais qu’importe, lire ce livre nous permet de le vivre, en pages.
Dans unmonde où la mer est le seul horizon, vivre est voguer, alors partons en voyage nous aussi sur le Ghost.
On ne sait rien de ce bateau, on ne sait pas grand chose de son équipage, on entre par les mots, le divin jargon marin, et on se laisse porter par les vagues, aussi. Et on saisit.
Le Ghost est-il une équipée de pirates, une nouvelle société parmi tant d’autres ? Une communauté, quel que soit le nom qu’on veut bien lui attribuer, avec ses propres lois et hiérarchies. Les être naissent et meurent sur le Ghost, et, comme la mer ne prodigue pas de viande, manger les corps des autres est se nourrir.
On suit Petit Roux qui vient de perdre sa mère, Câline. Mais ne veut qu’elle nourrisse les autres. Il se lance donc dans une rébellion nécessaire pour lui, refusant cette tradition.
Sa quête ? Sa promesse ? Enterrer dignement le corps de celle qui lui a donné la vie.
Il lui faudra braver les lois et trahir les siens, fuir, s’enfuir, se retrouver désormais seul et trouver un chemin de liberté au cœur du chaos et du tumulte des eaux. Porté par une justesse existentielle, un narrateur au regard acéré, plein d’humour et d’ironie, de poésie et de savoirs, sachant saisir les mouvement humains et ceux du monde.
D’embarcation en embarcation, en quête d’une terre promise, qu’importe si cette terre ne sera qu’un îlot, Petit Roux défendra le corps de sa mère et déjouera la funeste fureur qui l’entoure. Il rencontrera d’autres êtres marins, il portera en et avec lui sa lumière et deviendra peut-être une incarnation des possibles encore plausibles, un avenir, à saisir, à raconter.
Ghost porte l’histoire, et la narration s’applique à raconter comment l’équipage se retrouvera, peut-être, sur la terre ferme, allant jusqu’au bout de la Mer-océane, jusqu’au jardin interdit.
Un merveilleux périple, porté par une langue incroyable, maritime, jargonneuse, créative, argotique, philosophique ET drôle !
« La Mer-océane refluera sur elle-même et les montagnes grandiront, grandiront en poussant les abysses mieux qu’un corail récifal, c’est ce que l’oracle osseux du Ghost pronostique devant l’assemblée naïve des gouins. D’abord les épaules rocheuses, hop, puis les accolades aboutées des vallées et des plaines? Ainsi, les continent nettoyés retrouveront tous le pelage verdoyant ds pâtures perdues. Et les piafs jacteurs et les chenilles qui font les jolis papillons nicheront une fois de plus parmi les feuilles chatoyantes et les sinueux sycomores. On applaudit, on s’émoustille. Les rivières atmosphériques tariront et les sept mers et les mille fleuves, auspice-t-elle encore, reprendront sagement leur place pour suçoter le pied calcaire des falaises. Mais ce qu’elle évite de nous dire, Cassandre, c’est bien ce qu’on deviendra, nous autres sang-salés.
Dans ce monde sec et neuf. »
Des portraits pointilleux, pointillistes, drôlatiques sans jamais être caricaturaux.
Impossible de comparer cette langue à une autre, de surcroît, tant le style de l’auteur les mélange toutes, avec maestria !
On croise tant d’êtres sans réellement savoir à qui l’on a affaire, c’est le plaisir des vagues et des êtres qui voguent sans racine, justement, librement, aussi… On admire de croiser sans réellement connaître profondément Câline, Furieuse, Petit Roux, des sangs salé, des pleure misère, des manoeuvres, des skippers, une skippeuse, le Ghost, Balthazar, le Fifty, sézigue, un empereur, la flotille des Wakō, et tant et tant d’autres gouttes, vagues, courants, êtres, solitaires ou non…
Lire « Etraves » donne le ton et le sens de ces marées humaines.
« Le paysage change sans cesse sur la Mer-océane, c’est dur à croire mais c’est toujours ainsi. Après les reflets de chlorohylle voici venir le cobalt sous le poids duquel la flaque chancelle – ciel bleu angle noir; dit-on par chez nous. Les plombes s’égrènent au compte-goutte et les grands courants nous hérissent quand on les a dans le pif.«
Une histoire, une épopée, une équipée, du plaisir, des mots jusqu’alors inconnus si l’on n’est pas autant passionné par la mer que l’auteur, le drame d’un éventuel avenir où la mer n’en finit plus de monter, et malgré cela, une aventure qui nous emporte.
La mer est héroïque, avec ou sans amertume, et on arpente ces pages yeux grands ouverts et poumons pleins d’embruns, admirant Petit Roux comme héros rebelle et flamboyant.
Quelques extraits supplémentaires comme une mise en bouche de ce livre magnifique ?
» L’eldorado, c’est juste les contours du trou. La suite compte pour du leurre. »
« Faire semblant, c’est regarder sans voir »
« On la connaît bien, parbleu, la bourriche palliative, on y est allé plus d’une fois avec nos vérolés, nos béquillards, nos tubards et nos malingreux en fin de course. Depuis le giron maternel, Petit roux fomente les trois étapes de son plan — rallier le point fixe au nordé, trouver le Toubib pour qu’il fasse ce qui faut et enfin fouiller les petits fonds pour dénicher le jolie jardinière de câline. »
« Ils sont trois à présent et les déplacements deviennent plus corsés (…) Nul endroit pour être moins libre que le pont d’un navire, parole de manoeuvrier, difficile de se croiser sans se bigorner dans l’étroit coquetier du cockpit (…) la promiscuité émousse la solitude, elle tape sur les nerfs comme l’hortator du temps jadis. Plutôt seul que mal accompagné, rumine petit roux. Avec Câline tout était limpide et bien plus fluide, elle le couvait depuis sa bannette et ils avançaient ensemble, comme ça, l’un derrière l’autre. »
Margot.
Étraves, Sylvain Coher, Actes Sud, , 247 p. , 21,80€.