Les romans, ces temps-ci, nous font descendre et remonter les flux de la vie, les eaux, les fleuves.
La Contre allée nous embarque en cette rentrée sur un Mississippi personnel qui charrie des années, des voix, des êtres ordinaires, reliés, une épopée, une embarquée, une fresque familiale et sociétale, un roman choral qui nous fait embrasser avec talent la société telle qu’elle a eu été, telle qu’elle continue à méandrer.
Ici, on est pris dès les premières phrases par le style de Sophie G. Lucas, ce fil narratif follement emportant, cet art du portait, intérieur aussi, un défi littéraire qui n’était pas évident à relever et que ce livre nous sert comme une prouesse…
Le fil, ce mot qui relie tant, le fil d’Ariane, le fil de l’eau, le fil des pages qui nous fait voyager, dans le temps, aussi, surtout.
Mississippi charrie près de deux siècles d’Histoire, de 1839 à 2006. On voyage, on remonte et on descend le.s fleuve.s, car il y en a encore, aujourd’hui, il y en a eu, tant et tant, à décrypter, autour desquels des sociétés ont essayé de s’ajuster.
De la Saône au Mississippi, des barricades de la Commune jusqu’aux ravages de Katrina en passant par la colonisation, oui, les États sont Unis par ce.ux qu’ils ont désuni.s, décimé.s, nous suivons entre autres une héroïque et mémorable histoire familiale, de générations en générations, un fleuve de mots justes et les contours d’une lignée familiale hantée par le besoin, désir, lien fou d’émancipation, de (re)connaissance, de liberté.
Mais que valent le désir, les rêves de libération après lesquels on court, face à l’impétuosité de la vie réelle , terrestre, traditionnelle qui mue tout instinct en amertume, regrets, colère acide, sentiment d’impuissance face aux injustices qui tombe sur les démunis comme une chape de plomb.
Une mosaïque de voix, humaines, tellement humaines, aussi.
La couverture promet le réseau et la beauté, la citation ouvre sur le fleuve qu’on va arpenter, fleuve de mots, d’êtres et de sens.
« Car on peut faire commencer l’Histoire quand
On veut. Ce ne sont pas ceux qui la font
qui en décident mais celui qui la raconte et
qui peut donc choisir comme premier mot de
son récit n’importe quelle journée pour
en faire le point zéro de son calendrier […],
[chaque date] et puis n’importe quelle autre
aussi bien contenant en elle tout l’amplitude
ramassée du temps, le passé, le présent et
l’avenir ; attendant juste le tour de passe-passe
d’une parole propice pour se déployer à la fois
dans toutes les directions de la durée. »
Philippe Forest, Le siècle des nuages,
Gallimard, 2010
Mississippi, la Geste des Ordinaires est un fleuve littéraire fascinant, bouleversant , un premier roman, pourtant, entremêlant avec talent convictions et justesse sociétales, porté par une veine poétique qui traverse les époques, et dont l’aura rayonnante est résilience, avancée, solidarité et résurgence.
Les titres des chapitres offrent les grandes lignes de ce roman orchestral.
Nous désirons le monde
1839, 1896, 1872,
Nous désirons la guerre
1868, 1871,1974, 1919, 1998,
Nous désirons sans fin,
1946, 1967, 1979,
Nous désirons disparaître
2006,
Une narration puissante, touchante même si parfois révoltante, mais virevoltante, déchirante, audacieuse, pourtant, Bouillonnante, tourbillonnante. Vraiment. On ne sait plus ce qu’on lit, tant on a la sensation de faire partie du tumulte, des courants et de la spirale.
On se laisse emporter, entre admiration et émerveillement, cœur pris par ce chœur humain, des phrases aux rythmes variables, c’est d’autant plus prenant, par un flux verbal, poétique, stylistique dont le débit alterne entre rythme effréné et parenthèses de sagesse respirantes.
Suivons tous ces sens, ces souffrances, ces violences, ces désirs
Entrons dans ce livre fleuve et monde. Comme si on entrait dans une famille ordinaire. Un fil narratif construit poétiquement philosophiquement, sociologiquement, historiquement, humainement par strates et sédimentations successives, qui nous emporte dans un espace-temps. Laissons-nous toucher par la grâce de l’écriture de l’autrice, aussi.
Tout est dilué, délayé, relié, déterminisme et héritage familial, ruptures et luttes, domination en tous genres, guerres et révolutions, peuples soumis ou révoltés, ordinaires par le temps et la vie reliés…
Un fleuve de vérités offert sous nos yeux comme une prose libérée, jouant avec les sens, les parenthèses, la grammaire des personnes et personnages, la ponctuation, la syntaxe.
On arpente et ou découvre pas à pas, page à page que la langue est elle aussi à la fois un fleuve et un territoire. Une osmose. Un tableau frémissant d’êtres en lutte, au cœur de turbulences et tumultes,
Redoublant d’efforts pour vaincre la pauvreté, retrouver un semblant de dignité si ce n’est s’émanciper, au gré des coups reçus ou des coups du sort, du hasard, de la fatalité.
« Et comment que ça a tourné, mal tourné, ça a été du désespoir après, mais quand même, il y a eu cette chose, que mon père il aurait pu dire, de la dignité, et on peut nous tuer, mais ça on peut pas nous le retirer, et j’ai vu dans les yeux de ma mère quelque chose qui se tenait debout, de nouveau, et après ça, elle est restée debout toute sa vie, on a eu du mal à s’en sortir de cette vie, on a peiné, trimé, mais jamais plus courbé l’échine, on avait gagné quelque chose, c’est peut-être ça notre Mississippi. »
Margot.
Mississippi, Sophie G. Lucas, La Contre allée, 192 p. , 18€. Parution le 18 août 2023.
Pfff…très bel article ! Pour un très beau livre.
Merci Simone !