L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Romain Gary (Gallimard / Folio) – Seb
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Romain Gary (Gallimard / Folio) – Seb

Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Romain Gary (Gallimard / Folio) – Seb

« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas. Quand ils ne comptent pas. Quand on peut faire n’importe quoi avec eux, ça ne compte pas, parce qu’ils ne sont pas comme nous. Tu comprends ? Ils ne sont pas des nôtres. On peut s’en servir sans déchoir. On ne perd pas sa dignité, son « honneur ». Ils sont tellement différents de nous qu’il n’y a pas à se gêner, il ne peut y avoir…il ne peut y avoir jugement, voilà. On peut leur faire faire n’importe quelle basse besogne parce que, de toute façon, le jugement qu’ils portent sur nous, ça n’existe pas, ça ne peut pas salir…C’est ça, le racisme. »

Photo : Jacques Robert / Fineart Images.

L’histoire. Jacques Rainier est un homme d’affaire auréolé d’un passé prestigieux. C’est un homme qui compte. À l’orée de la soixantaine, il est confronté aux affres du vieillissement alors qu’il vit une belle histoire avec la sublime et jeune Laura, citoyenne brésilienne dotée d’un accent craquant qui rend ses locutions irrésistibles. La concomitance d’une conversation avec un autre homme d’affaire américain de sa génération et des difficultés économiques de ses entreprises vont soudain faire chanceler un homme qui n’avait jusqu’alors, jamais douté.  

Il faut croire que parfois, les choses sont écrites. Que ça devait se dérouler de la sorte. Depuis des années, je me chuchote qu’il me faut lire Romain Gary. Il y a quelques mois, j’ai même acheté un de ses romans dans une ressourcerie, mais je ne l’ai point encore lu, intimidé sans doute par la stature du bonhomme et l’immense aura dont il jouit. Cependant, cette année, à la mi-juillet, nous voilà en famille en vacances à la pointe du Médoc, à Verdon sur mer. Nous avons loué une maison très agréable, sans piscine mais avec une table de ping-pong dans le jardin et une petite bibliothèque située à l’étage. Parmi les ouvrages, Romain Gary, et ce roman en format poche chez Folio, Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. C’est la rencontre, enfin. Il est là, je suis là, son visage sur la couverture me toise, me défie, il semble me provoquer des yeux, me susurrer « allez, viens si tu l’oses, viens te frotter à ces pages ». Je ne fais même pas mine de résister, c’est comme une évidence. Le roman que j’ai emporté dans la valise va devoir patienter un peu. On ne mesure jamais réellement l’immense pouvoir des bibliothèques de vacances.

C’est bien beau tout cela, mais vous vous apprêtez à m’interpeller « oh, ça va, t’as encore pas dit un mot sur ce fichu bouquin ! ». C’est vrai. Je me lance.

Avec ce roman, Romain Gary raconte l’histoire d’un homme de son âge, probablement en proie aux mêmes harcèlements des avancées de l’âge. C’est que Jacques Rainier s’approche dangereusement des six dizaines au compteur, et qu’il a de plus en plus de mal à tenir son rang au lit, c’est un fait.

À partir ce thème universel, l’auteur mêle peut-être le romanesque et le personnel, mais il est impossible d’en être sûr et ça fait partie du charme du roman. Mais en fait, on s’en fout. Ici, encore une fois, ce qui frappe, c’est l’écriture. Ce gars savait écrire, et à intervalle régulier, je levais la tête et je me demandais pourquoi écrire après lui, je me disais que j’étais une merde, que ce n’était pas la peine d’en rajouter. L’homme est un archer de première bourre, il fait mouche à chaque fois. Et après l’impact de la phrase-flèche, on laisse courir un temps de silence bourdonnant, on digère et on s’extasie. Tiens, avec un exemple c’est mieux.

« Les hommes meurent parfois beaucoup plus tôt qu’on ne les enterre. »

Ça claque, hein.

En plantant avec une facilité déconcertante un décor social et historique superbement retranscris, Gary fait évoluer ses personnages soucieux tels des funambules fabuleux, pleins de panache et de désespérance fugace. Il raconte le dilemme des hommes puissants et mûrs qui savent conquérir le monde mais sont incapables d’accepter les petits retraits de la vie, les ratatinements inévitables. Ils ne savent pas renoncer à ce qu’ils ont toujours eu, parce qu’ils ont des habitudes mais surtout parce qu’ils ont un rang à tenir, et en croyant cela, ils deviennent prisonniers d’eux-mêmes, de leurs peurs, de leur ressentiment. Alors pour continuer il faut tricher un peu, convoquer des muses, imaginer et s’imaginer pour doper la libido qui part à vau l’eau, alors que Laura, cette douce et sublime Laura est là, dans l’attente, et que c’est insupportable de la voir sans assurer entre les draps. Bon sang, je suis Jacques Rainier tout de même !

Mais obnubilé par sa santé sexuelle, Jacques ne discerne pas autre chose, quelque chose de plus important que la performance, lui qui a toujours performé. Lui qui s’est toujours mesuré aux autres.

« Je m’assis dans le fauteuil devant son bureau et déjà je regrettais d’être venu. Je sentais que je commençais à faire appel : après le premier verdict médical, celui d’une instance supérieure. Je connaissais pourtant la loi et si celle-ci a parfois effet suspensif et accorde le sursis, il est aussi vain de s’adresser aux instances toujours plus élevées de la hiérarchie que de se pourvoir en cassation contre les décrets de la nature. »

Mais Gary savait aussi tailler des costards. Son humour fait des merveilles pour se moquer de son époque, de ce virilisme triomphant, de tous ces types bombant le torse, la bite bien raide, des vrais mecs quoi ! En cela il saisit remarquablement son époque, le milieu des années 70. La psychologie masculine est disséquée, mise à nue, et nous découvrons toute l’ignorance de ce sexe soi-disant fort quant au fonctionnement des femmes.

Romain Gary c’est aussi des phrases qui glissent avec aisance mais qui laissent des traces. On les entend en nous longtemps après les avoir lues, elles font réfléchir, elles tirent la couverture du monde et offrent à notre vue des parties nouvelles, comme des continents appétissants que nous brûlons d’envie de découvrir. Il se peut que cet écrivain devienne un compagnon de route, et ce n’est pas une surprise, un homme qui a tant vécu, tant éprouvé, croisé tellement de trajectoires, un homme qui a joué l’équilibriste sur le fil de la vie, le fil ténu où les secondes s’éternisent, un tel individu a des choses à nous apprendre.

Romain Gary a combattu durant la seconde guerre mondiale, il a été fait Compagnon de la Libération, alors il sait ce que c’est que le combat. Dans ce roman, il raconte le réflexe presque inné du combat, mais aussi que parfois, d’autres voies sont possibles, et souhaitables, loin du déshonneur, en toute dignité.

Seb.

Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable, Romain Gary, Folio, 248 p. , 8€10.

3 commentaires

  1. Maintenant que le premier pas est franchi, c’est toute l’oeuvre de Romain Gary qui va suivre. Si tu as tendance à tout noter, attention à « La Promesse de l’aube » : c’est magnifique ! « Au-delà de cette limite… » est sur mes étagères, encore non lu. Il risque de me faire beaucoup sourire car vous autres messieurs de plus de 50 ans avez tous cette préoccupation, même si elle est plus ou moins explicite… Merci pour ce billet qui confirme qu’il faut que j’ouvre ces pages.
    J’ai entamé il y a peu « Les racines du ciel » mais malheureusement, la police de caractères de mon édition de poche est si riquiqui que mes yeux ont crié forfait : autre ratatinement inévitable, tellement dommageable pour un lecteur, une lectrice… « vieillir… Oh ! vieillir… »

    1. sebastienvidal19

      Merci pour ce commentaire Sandrine, en effet, le reste va suivre, évidemment. Je vous rassure, ou tente de vous rassurer, les hommes n’ont pas tous cette préoccupation, sans doute parce que l’époque dans laquelle nous sommes est beaucoup moins viriliste que celle de Gary. Bonne fin de semaine.

  2. J’ai vécu exactement la même expérience: j’avais 17 ans, j’étais en vacances et il y avait Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable dans le logement.
    Je l’ai lu et j’ai été éblouie et bouleversée par Romain Gary.
    Tout ce qui est écrit dans ce billet est juste, c’est comme ça que je perçois Gary. Il reste mon écrivain favori encore aujourd’hui.

    Cette citation sur le racisme est d’une incroyable lucidité et cela décrit exactement le mécanisme en place. Seul James Baldwin aurait pu mieux dire. Il faut lire Chien Blanc qui montre l’incroyable capacité de Gary à capter le pouls de la société et à décrypter ce qui s’y passe et ce en temps réel.

    Bienvenue au club des admirateurs de Romain Gary.

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