« L’après-midi je suis monté sur le toit pour aider à la pose et ma démarche d’équilibriste m’avait valu les sarcasmes des charpentiers. Serge m’a fait redescendre et nettoyer le chantier. En fin de journée, alors que le scooter peinait à remonter sur le plateau, je me disais que je ne tiendrais pas la semaine. Mes bras me faisaient mal, mes mains étaient en feu et redresser ma carcasse m’était douloureux tant les muscles de mon dos étaient tétanisés. Mais je me suis laissé griser par les arêtes montagneuses qui ourlaient langoureusement l’horizon, par la rivière qui miroitait comme un œil qui cligne à chaque virage en épingle et par les senteurs des buis. En débouchant sur le plateau, le causse baignait dans la lumière chaude qui précède le crépuscule. J’en avait les larmes aux yeux, mais sans doute était-ce dû au vent. »
Ils sont cinq. Tom, quinze ans, qui est le narrateur, sa sœur Luna, leurs parents, plus Goran, le guide. Ils ont décidé de descendre la rivière monténégrine « la Tara » en raft. Il fait beau, tout va bien, les paysages sont superbes. Mais dans les profondeurs des gorges et des canyons, rien ne va se passer comme prévu et la mort va frapper.
Oui, je sais, immédiatement, tu penses à Délivrance. C’est normal. Le roman de James Dickey, l’adaptation au cinéma avec brio et intensité par John Boorman ont tellement marqué les esprits que c’est inévitable d’y penser quand on lit un résumé tel que celui-ci. Patrice Gain devait en avoir conscience, c’est pourquoi il crève l’abcès en prenant la comparaison à bras le corps dans le roman, il le fait intelligemment en faisant du célèbre roman une des lectures de Tom, et un vaste sujet de réflexion. Moi aussi j’y ai pensé, évidemment. Mais j’ai aussi pensé à La rivière sauvage, avec Meryl Streep et Kevin Bacon, un film de Curtis Hanson, un réalisateur qui connaissait son boulot (je te conseille La main sur le berceau, si jamais tu ne l’as pas vu). La rivière, c’est toujours très cinématographique. John Huston l’a filmée (même si c’est un fleuve) dans African queen, Coppola dans Apocalypse now, Redford dans Et au milieu coule une rivière, Preminger dans La rivière sans retour (son unique western), j’arrête là la liste, incomplète. En littérature, outre Délivrance, tu vas peut-être penser à La Rivière, de Peter Heller, en tout cas j’y ai pensé. Et pourquoi pas, à Nageur de rivière, de Jim Harrison. Voilà pour le tableau. Mais si tu penses à tout cela au début de la lecture, tu vas en être pour tes frais. Tu vas être surpris, et en littérature, être surpris, c’est toujours bien.
Car Patrice Gain est un malin (ça rime), et il va te surprendre, il va te trimballer dans l’Aveyron, un département qui est aussi une rivière. Il va te balader, et malgré le titre du roman, tu risques de ne rien voir venir avant un bon moment. Rien n’est plus invisible que ce qui n’est pas caché.
C’est le troisième ouvrage que je lis de l’auteur. Après Denali, après Terres fauves. Je n’ai pas été déçu. C’est du beau travail. L’écriture est toujours aussi belle, elle sait dire la Nature dans ce qu’elle est, sans fard, sans pathos, sans magnifier à outrance. Dans ce décor parfait pour se livrer à la dramaturgie, il fait évoluer des personnages complexes, en souffrance, tous portent des secrets ou des douleurs, des fantômes encombrants, les uns parfois liés aux autres. On les voit se débattre, s’agiter, encaisser.
Je retrouve un thème cher à l’auteur. L’individu qui se retrouve malmené par la vie, seul, qui en bave, et qui tient le coup par la grâce de quelque rencontre. C’était déjà le cas dans Denali, avec un ado qui avait le même âge que Tom, il m’a beaucoup fait penser à lui. C’est aussi le cas dans Terres fauves, mais avec un adulte.
Cette façon de dresser un tableau dur de l’existence et de faire surgir un bon samaritain est une façon positive de voir les choses, c’est une littérature porteuse d’espoir dans un monde qui en contient si peu. Ce roman nous dit que nous sommes notre propre salut, et notre pire ennemi. Si tu as lu l’exergue, tu as peut-être saisi une chose importante dans l’écriture de Patrice Gain, un point commun avec Jim Harrison : il montre la puissance curative de la Nature. On se trouve dans ce creuset-là, on est chez Pete Fromm, Harrison, Heller que je citais plus avant. Si Patrice Gain avait pris un pseudo à consonnance américaine, il aurait pu être publié chez Gallmeister. Par exemple « Pat Gainer ». Ça le fait non ?
Mais la Nature est aussi une entité impitoyable, impitoyable pour que perdure la vie, c’est un peu paradoxal. On peut dire que la Nature est une dichotomie parfaite. Et puisque la Nature est ce qu’elle est, tout n’est pas rose au pays des humains, et le passé, ce satané passé, donne sans cesse des coups de tête pour ressurgir et s’inviter dans le présent des personnages. Le passé est une tique qui pompe l’énergie et l’espoir, en silence, en passager clandestin de nos âmes.
Patrice Gain nous dit une chose : que nous devons vivre quoi qu’il advienne, que ce qui compte ce sont les rencontres, même si elles recèlent le bien et aussi le mal. Ce n’est pas pour rien si ce livre à obtenu le prix des lecteurs à Quais du polar en 2021.
Allez, tu as deux minutes pour enfiler ton gilet de sauvetage.
Seb.
Le Sourire du scorpion, Patrice Gain, Le Mot et le Reste / LGF, 240 p. , 7€90.
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