L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Trois fois David Vann – Fanny, Seb & Nicolas
Trois fois David Vann – Fanny, Seb & Nicolas

Trois fois David Vann – Fanny, Seb & Nicolas

La Contrée obscure / Sukkwan Island / Goat Mountain, David Vann (Gallmeister) – Fanny, Seb & Nicolas

Triple chronique pour un auteur qui, roman après roman, n’en finit pas de nous bousculer. C’est donc l’occasion pour Fanny de vous parler de sa dernière parution tandis que Nicolas revient sur la déflagration qu’a été pour le public français la découverte de Sukkwan Island il y a quelques années et que Sébastien nous parle de Goat Mountain…

La Contrée obscure

Photo: Fanny.

Un roman historique ébouriffant, mais comment peut-il en être autrement lorsque celui-ci est écrit par l’auteur, notamment, de Sukkwan Island.

Nous sommes en 1539, la conquête de nouveaux territoires est une histoire de « cojones » ou de « pelotas » c’est comme tu préfères, est-ce à dire de brutes épaisses aveuglées par la quête d’or, avides d’esclaves soumises sous le sceau d’une sainte foi ubuesque. Hernando de Soto est de ceux-là et, rapidement, l’auteur t’aide à le prendre en grippe.

L’explorateur espagnol, adoubé par Charles Quint, erre pendant trois ans entre ce qui se nomme La Florida et ce qui n’est pas encore déclaré le Mississippi. L’homme rêve d’un empire d’or, comme il a pu l’obtenir en brisant, comme tant d’autres conquistadors, l’empire Inca au Pérou, quelques années auparavant.

Tu lis cette folie entretenue entre gens d’armes, tu vis la résistance inouïe des autochtones, tu ressens la morsure d’un territoire qui leur est forcément hostile.

Et, au milieu des avancées de De Soto, tu « écoutes » ce conte de l’Enfant Sauvage, miroir des âmes tourmentées, « (…) pour comprendre ce que c’était, que d’être humain, ce que l’on éprouve à se savoir mortel, à connaître la perte (…) »

David Vann articule ainsi son histoire entre vérités historiques et racines animistes, cela donne alors une puissance toute particulière à cette Contrée obscure.

Je garde des pages 399 et 400 un fou rire libérateur, lors du dialogue imaginé par Vann entre De Soto et des émissaires autochtones. Parce que toute l’imbécilité du colon y est dite.

Par les larmes, le feu, le sang et le corps des femmes, voici La Contrée obscure de David Vann traduit par Laura Derajinski.

Fanny

David Vann, âgé de six ans, avec sa famille – Photo : D.R.

Sukkwan Island

J’aime pas être dithyrambique, parce que ça finit par être pénible.

On doit dire des choses, critiquer comme font ceux qui sont attentifs au style de l’ôteur, ceux qui ont toujours un truc à dire parce qu’ils ne sont pas capables d’aligner trois mots avec des vraies choses dedans.

Mais là, l’ensemble de l’univers est d’accord sur les qualités de ce roman.

Et pour une fois que je suis d’accord avec l’ensemble de l’univers…

D’abord, pour expliquer l’inexplicable, tu dois savoir que le père de David Vann s’est suicidé alors que celui-ci avait refusé de l’accompagner pour vivre une année avec lui. Il est parti sur une île, David est resté avec sa mère et sa sœur, et son père n’est jamais revenu.

Tu dois savoir aussi que David Vann a grandi dans une famille de menteurs. C’est pas moi qui le dis, c’est lui.

Photo : Ulf Andersen / Aurimage.

Bon, je dis ça je dis rien mais si tu l’as pas vu il te manque un bout de culture cinématographique. C’est avec Samuel L. Jackson et Tommy Lee Jones. Tiré d’un bouquin de Cormac McCarthy.

Bon. Ça c’est fait. Le temps que je perds à te raconter des trucs qui n’ont rien à voir avec le livre… C’est comme ça, je vais pas changer.

Les questions qui te taraudaient le cervelet, toi face à l’existence, toi face à l’avenir qui s’annonçait, pas toujours rose, mais toujours loin de toi, comme quelque chose d’inaccessible.

L’Alaska, c’est grand. Très grand. Et même encore plus grand que ça. Et dans la façon dont David Vann le décrit, on entend aussi un hurlement d’amour pour ce pays, ce pays qui l’a vu grandir. On entend ses cris de peur devant ce paysage gigantesque sur fond de neige, de glace et de brouillard.

Ce brouillard qui entre jusque dans la tête du père, ce brouillard qui hante les nuits du fils.

Tu me remercieras parce que toi non plus t’auras pas vu venir la fin d’un monde, et parce que toi aussi, tu vas devoir relire pour être sûr d’avoir bien lu les mots la première fois.

La rédemption, encore et toujours, ce mythe éternel qu’on trouve dans tellement de romans, est là aussi présent, et il arrive tout droit de l’enfer que le père a bâti autour de son fils, comme cette fosse qu’ils creusent, et qui s’effondre, faute de l’avoir étayée assez solidement.

Comme cet amour entre ces deux êtres qui ne peut exister parce que l’un d’entre eux est un lâche et qu’il se réfugie dans un miroir qu’il est incapable de briser.

Le constat du fils face à ce père qui n’est qu’un faible, ce père qui chiale toutes les nuits comme un gamin perdu dans ses cauchemars.

Roy va te hanter, et parfois, au détour de ta vie, tu vas croiser Jim, et tu vas être tenté de lui dire : « Ressaisis-toi ! Aime ! Et dis-le ! ».

Alors tu comprendras comment l’amour peut parfois, au sein d’une famille, se transformer en haine, comment de petits sacrifices, ce que tu appelles des concessions, peuvent finir par devenir les pavés de l’enfer.

Nicolas

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski.

Sukkwan Island, David Vann, Gallmeister / Totem, 192 p. , 9€20.

Goat Mountain

« Les mouches, un bruit difficile à supporter longtemps, la courbe de chaque vol comme une distorsion de son, la tonalité devenue plus grave, et les centaines, les milliers de ces effets Doppler combinés transformaient l’air en une gueule béante, un grognement qui provenait de l’intérieur de nos oreilles, sans source, et je crois que c’est cela qui poussa mon père à se relever et à marcher jusqu’au cadavre. »

Amie visiteuse, ami visiteur, (ouais, je fais vachement gaffe à la parité, arf arf…), après long réfléchissement et mûre réflexion, j’ai choisi ce passage ahurissant pour l’exergue de mon billet. Je trouve qu’il est un excellent reflet du ton et de l’atmosphère du roman, avec tous les éléments de la Nature qui s’invitent au festin des mots.

L’auteur nous emmène en 1978 dans le nord de la Californie. C’est l’automne qui recouvre tout. Le temps de la chasse. Toute une lignée se retrouve dans les montagnes pour étancher cette soif de tuer qui les tenaille. Il y a un ami de vieille date de la famille, il y a le grand-père, masse de graisse immense et imposante, le fils, un costaud soumis à l’autorité du pater, et le petit-fils de onze ans plutôt introverti. Alors qu’ils arrivent à bord de leur énorme pick-up à proximité de leur cabane de chasse, ils voient un braconnier sur une colline. Ils l’observent au travers de la lunette du fusil du fils. Chacun regarde dans le réticule. Cet humain, semblable à un gibier. Puis le gamin est invité à faire de même. Son doigt effleure la queue de détente, sa respiration se bloque, une pression plus forte et c’est le drame qui survient. Plus rien ne sera jamais comme avant.

Voilà pour le début. Dans le genre brutal et direct, on fait difficilement plus efficace. Au début de ma lecture j’ai été un peu désarçonné. À cause du style. Dans Sukkwan island que j’avais lu il y a quelques années je n’avais pas trouvé ça. Des successions de phrases travaillées s’écoulant dans les replis du papier. L’odeur singulière de l’encre immobile. Le bruit de la matière un peu rêche enroulé autour de mes oreilles. Le livre bien en main, présent mais pas lourd, emboité entre mes doigts souples et l’air tout autour. Bon vous voyez ? Vous avez pigé ? Là je viens l’air de rien de vous faire une petite démonstration de ce que ça donne, parce que dire c’est pas mal pour faire comprendre, mais faire c’est bien plus efficace. Alors bien sûr c’est juste pour donner une idée, parce que je ne suis pas David Vann, ce qu’il n’est pas nécessaire de rappeler mais que je rappelle quand même.

Ce roman est une plongée vertigineuse dans les strates de la nature. Elle est là, partout autour, ample, profonde, mystérieuse et patiente, dure et sans pitié. Sa violence surprend d’autant plus qu’elle est magnifique, dans ses allures et dans ses odeurs, même dans ce qui ne se voit pas, dans ses émotions. David Vann possède ce talent assez peu répandu de se faufiler dans les détails et de nous offrir un point de vue plus vaste sur ce qu’il décrit. C’est un phénomène paradoxal mais bien réel. J’ignore comment il parvient à faire cela, mais j’aime ça. Si vous avez un doute relisez l’exergue de mon article.

Au-delà de ce rapport presque charnel avec la nature et les éléments, l’auteur qui vit en Alaska nous dresse un tableau très sec et âpre de ce que peut être une relation patriarcale. Nous avons dans ces lignes une pyramide humaine à trois niveaux. Un gosse écrasé par une famille taciturne dans laquelle l’art de se confier confine à la faiblesse, ce même gosse qui a poussé comme une mauvaise herbe dans l’ombre tutélaire d’un père et d’un grand-père froids et sombres. Une mauvaise herbe qui s’est adaptée malgré le manque de lumière. Au-dessus repose le père, un être mal à l’aise dans son costume, pris entre deux feux. Qui renâcle à enseigner à son fils car il sent le regard pesant et narquois de son propre père posé sur lui. Au sommet, trônant tel un roi barbare obèse, le patriarche, maître de tout ce qui vit, et même de ce qui ne vit pas. C’est un gigantesque sémaphore dans l’esprit du gamin, une chose qu’il est impossible d’ignorer et de ne pas respecter. Autour de cette structure à trois étages, tourne le personnage de Tom, serviteur soumis et ami de la famille. On comprend tout de suite que ce statut d’ami n’existe que par sa fidélité sans borne aux hommes de ce clan, enkystée dans une sorte de loyauté qui remonterait à la nuit des temps.

Peu de gestes, peu de mots, peu de sentiments entre ces quatre-là. Juste une obsession, la chasse, exécuter encore et encore ce rituel si viril pour se rassurer, se prouver qu’on est toujours ce que l’on espère être au plus profond de nous. L’émanation physique de ce qu’attend de nous le père, celui qui est au-dessus, celui qui surplombe notre estime personnelle. Mais pour eux, être un homme c’est aussi transmettre et adouber. C’est bien le sujet de cette histoire qui laisse une terrible empreinte dans la poussière de notre conscience. Ces hommes qui ne sont pas vraiment bons, s’appliquent à transmettre ce qui les ronge et les unis à la fois à ce gamin de onze ans. Pour perpétuer un peu de leur sueur et de leurs pensées. Ces silences, ces influences, ces présences essentielles. Des gestes aussi, un certain savoir-faire, l’exercice méthodique et froid de la mort, chacun régnant dans son propre périmètre et modifiant les autres.

Ce roman essoré et presque désincarné est avant tout initiatique et sans la moindre pitié. Il raconte comment « tuer pour devenir un homme ». À la seconde tellurique où le gamin tue ce braconnier, quand son doigt est encore crispé sur la queue de détente et où son souffle est encore bloqué dans ses poumons, à cet instant précis, il sent glisser à ses pieds sa peau de gosse. La mue dans le sang et la mort, c’est le seul chemin, le seul procédé envisageable pour eux et pour lui. Il a senti cela comme un ordre arrivant de très loin, enfoui profondément en lui, peut-être un héritage maudit. Il y a cette phrase page 86 qui en dit un peu sur la psychologie du gamin : L’acte de tuer, c’est un monde passé qui empiète sur le nôtre, et si l’on parvient à revenir en arrière, nos vies en sont doublées.

Justement, la psychologie du gamin (le narrateur), est complexe et nous fait hésiter sans cesse entre éprouver de l’horreur à son encontre ou ressentir de l’empathie. Quand il tue le braconnier, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Il n’est pas ébranlé, il ne comprend même pas la colère de son père. C’est déjà un évènement qui appartient au passé. Et puis c’était un braconnier, donc pas tout à fait humain. Un peu plus loin dans le livre, nous le voyons attendri devant l’agonie d’un cerf, touché dans son âme de chasseur. Et puis ses réflexions au sujet des trois autres hommes qui l’entourent, voire le cernent, disent certaines choses fondamentales. Tout à l’heure je faisais référence à l’incontournable Sukkwan island du même David Vann. Il y a comme un rappel à ce roman dans cette histoire, dans ce rapport complexe entre père et fils. Quand les non-dits engendrent la violence.

J’ai apprécié la description que fait l’auteur du rapport presque charnel de ces hommes avec les armes. Par extension il découvre encore un peu plus la pensée d’un pays non moins complexe, qui déteste et adore les armes, dans une schizophrénie sanglante. Un pays qui s’est façonné dans le vol de la terre, dans le génocide et la violence la plus extrême, à la poursuite d’un rêve presque disparu dans les limbes. C’est aussi ce passé là, qui résonne et se reconstitue dans l’histoire que nous lisons, dans les réactions de ces hommes perdus dans les collines. Quand le gosse tient la carabine de son père pour la première fois, c’est le premier grand moment de sa vie. L’objet ouvragé d’un fantasme qui témoigne d’un rang qu’il n’occupe pas encore. C’est un symbole de son devenir, un totem. Sa manière de respirer le parfum de l’huile du canon, la texture de la crosse en bois, patinée et si dense. La couleur noire et légèrement bleutée de l’acier, le poids de l’arme, son équilibre dans les mains, ce qu’elle représente, c’est-à-dire cette menace potentielle pour tout ce qui vit ; mais son état totalement inoffensif si elle n’est pas associée à un être humain, souvent un homme.

Dans ces lignes abruptes romanesques, l’auteur parvient à s’immiscer dans l’immatériel, l’intangible et le très ancien, comme avec ce passage dont la fin tombe à la manière d’une sentence magnifique : Nous traversâmes ce paysage familier, persuadés qu’il serait toujours à nous. C’était une telle certitude qu’elle n’était même pas formulée en pensée. Grandiose, c’est pour ce genre de phrases que je lis, quand je croise ces pépites j’exulte.

L’écriture est travaillée, sculptée, mais pas forcément pléthorique, la juste mesure, j’aime cet univers dans lequel la nature occupe une place centrale mais n’est pas magnifiée béatement. Quand vous passerez par la page 124, vous serez scotchés et possédés par l’univers de l’auteur.

Ce puissant roman, à la narration et à la musicalité quasi hypnotiques, est l’histoire d’un garçon qui se reconnaît en tant que prédateur et qui l’assume. Mais un prédateur qui n’a pas encore fait le voyage qui accrédite cette ambition. C’est tout le thème de cette histoire, avec en fond, l’infime différence qui change beaucoup de choses : celle entre ce que l’on est et ce que l’on pense ; et par extension, ce que l’on fait et la trace qu’on laisse.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski.

Seb

Goat Mountain, David Vann, Gallmeister / Totem, 220 p. , 8€40.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Aire(s) Libre(s)

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture