L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
L’éternité (suite et fin), Hervé Le Corre (Autrement) – Seb
L’éternité (suite et fin), Hervé Le Corre (Autrement) – Seb

L’éternité (suite et fin), Hervé Le Corre (Autrement) – Seb

« (je suis mort) – Après qu’il se la fut répétée, l’eut ressassée dans toute son implacable simplicité, cette phrase le terrifia par l’évidence qu’elle énonçait. Ces trois mots se dressaient soudain comme le trépied mental qui maintiendrait désormais toutes ses idées, structure primitive qui le portait dans l’atmosphère tiède de la maison, tiède et sombre, et immobile aussi, comme si la chaleur eût tout figé dans la pièce alors qu’au-dehors, dans la lumière de l’été, tout n’était que vibrations surchauffées, tourbillons invisibles où l’air brûlant remuait la pâte transparente de l’après-midi jaunissant peu à peu à mesure que le soleil baissait. »

Louis Lorenzo, septuagénaire vivant seul, meurt dans son salon un jour d’été. Il le comprend lorsqu’il se voit allongé sur le sol de sa maison. Surpris par son « état », incrédule, curieux, il s’aventure doucement dans cette surprise que lui offre les évènements. Commence alors une exploration très personnelle de la mort.

En juin dernier, lors du festival Vins Noirs, à Limoges, j’ai remarqué ce petit ouvrage (140 pages avec la postface). Dans la production Noire et polar de l’auteur, il détonait. Cela me semblait une sorte de pas de côté, une fantaisie, comme le dit Hervé Le Corre dans son propos.

Mais très vite, à la lecture de ce remarquable récit, on retrouve et le style que j’aime tant, précis, empreint de beauté et de légèreté, de gravité parfois, et les préoccupations sur lesquelles l’auteur a toujours travaillées, les petites gens, les inaudibles, les invisibles, ceux qui, paraît-il, ne sont rien, surtout dans les gares.

Photo : Philippe Matsas.

En s’appuyant sur une imagination fertile, Hervé Le Corre se lance dans cette histoire culottée, parce que c’est couillu de débuter un roman avec la mort du personnage principal, qui est de surcroît, le seul personnage humain de l’histoire. Parce qu’il y a d’autres personnages. Son corps en premier lieu, étendu là, sur le sol, à côté du sac de courses reversé lorsque l’irréversible s’est produit. Un corps que le défunt redécouvre sous un angle nouveau, un corps qui n’est plus un corps puisque sans vie désormais, c’est un cadavre. Rien qu’entériner ce fait, c’est quelque chose. Un assemblage de chairs et de muscles, d’os et de tendons, qui va commencer une lente et définitive transformation, par l’action du temps, de la chaleur, de l’évasion de la vie et des mouches.

L’autre personnage, en quelque sorte, c’est la maison. Ce lieu de solitude où l’infortuné habitant a erré durant de si longues décennies. Une maison comme un havre, à la fois désert et oasis, lieu de perdition du cœur et de l’âme, étanche aux effusions humaines, où la porte d’entrée ne semble avoir pour mission que de supporter la boîte à lettre, fine fente par laquelle arrivent les nouvelles du front.

Hervé Le Corre nous emporte avec sa plume pour suivre les pérégrinations de Louis Lorenzo, vieux vivant, jeune mort. Il nous tend ce miroir, et peut-être que nous sommes tentés de regarder de biais. Louis Lorenzo annonce ce qui nous pend au nez, une vie en liberté conditionnelle avant une mort à perpétuité. Encore faut-il définir ce qu’est la mort et la perpétuité. C’est ce à quoi l’auteur s’attache sans relâche et avec réussite. Pas une minute on ne s’ennuie, alors que tout promettait de grands bâillements, puisque le héros était déjà mort avant le début, qu’il vivait seul, dans cette ville grise et fade perdue on ne savait où exactement. On se retrouve largué dans ce pavillon qui sent le renfermé et la routine, sans la moindre visite ni le moindre évènement marquant ; et pourtant, il s’en passe des choses, sous la plume de l’auteur, dans les pensées de Louis le mort, et dans les nôtres également, à cause de ce foutu miroir.

Hervé Le Corre nous donne sa version de « l’après », désenchantée, crédible. Passant avec l’agilité d’un écureuil de la branche de l’horreur à celle de l’humour, il échappe à la gravité littéraire pour façonner un objet lisible non identifié. Un no man’s land où se retrouvent, pourquoi pas, tous les morts de ses romans, transformés en sortes de méduses éthérées et invisibles aux yeux des vivants. Comme il le dit dans la postface : un regard, une volonté, un émerveillement, une inquiétude, voilà les états par lesquels passe cette âme…

Entre les lignes, c’est le tableau d’une société qui est brossé, une société dans laquelle on peut mourir seul à la suite d’années de solitude après le veuvage, où le cadavre peut rester là où la foudre a frappé, des années durant, sans que personne ne s’inquiétât que les volets fussent toujours ouverts, ou fermés, sans que le boulanger ne formulât cette pensée « tiens, ça fait un moment que je n’ai pas vu monsieur Lorenzo », au bout de quelques jours ou semaines sans achat de la sempiternelle baguette.  

Peut-être que l’auteur nous suggère que c’est cela la véritable mort, ne manquer à personne, que personne n’a même remarqué l’absence définitive. Après plus de soixante-dix années sur terre, on s’aperçoit qu’il ne reste pas la moindre trace de cet être humain, mis à part son lieu de vie et ses déchets dans la poubelle.

Si vous voulez savoir ce qu’il y a « de l’autre côté », ou ce qu’il n’y a pas, lisez ce roman tendu comme un dernier voyage.

Seb.

L’Éternité (suite et fin), Hervé Le Corre, éditions Autrement, 144 p. , 15€.

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