- Prends-le comme un service rendu à la communauté. La plupart des membres du Rotary Club n’ont jamais rencontré d’Amérindien.
Voudrais-tu que je mette une plume ?
- Non ? je me contenterai de te présenter comme un Peau-Rouge. »
L’histoire. Le shérif Longmire se retrouve avec le cadavre d’une jeune femme sur les bras. Elle est d’origine asiatique et elle possédait une photo de Walt Longmire prise dans un bar de Saïgon, il y avait quarante ans. Une enquête complexe s’annonce, mêlant le présent et le passé, l’affaire en cours et un pan entier de la vie du shérif lorsqu’il était engagé au Vietnam. D’instinct, il sent que cette affaire ne va pas être une sinécure, mais il est très loin du compte et n’imagine pas la laideur qu’il va y débusquer.
Vous avez vu, l’exergue de cette chronique ? Je ne l’ai pas choisie par hasard. Je trouve qu’elle reflète parfaitement l’humour qui irrigue ces pages, un humour protéiforme, tantôt noir, cynique, tantôt hilarant, en mettant en scène la plupart du temps Walt et son ami Henry qui est d’ailleurs un sacré bout en train, dans la version pince-sans-rire. Souvent, comme le narrateur est Walt, il y a une bonne dose d’autodérision. C’est la marque de fabrique de cette série romanesque policière, dès le premier opus le décor était planté et le ton était donné. Et ça, c’est réellement une plus valu dans ces histoires.
- Il est mort.
- Voilà ce qu’on gagne à demander des nouvelles des personnes âgées.
- Je suis désolé de l’apprendre.
- Pas moi, il devenait grincheux sur la fin.
Mais ne vous y trompez pas, c’est du polar, pas une pochade balancée par-dessus la jambe. Si par moment, on sourit ou on rit fréquemment, on serre les mâchoires, on se crispe devant tant d’ignominie, devant tant de laideur humaine.
Il y a des spectres à Absaroka, sans doute pour augmenter la densité de population du comté le moins peuplé de l’état le moins peuplé des États-Unis d’Amérique. En Corrèze, on fait pareil, on ajoute régulièrement quelques vaches limousines ou salers dans les relevés du recensement pour glaner plus de subventions.
Sérieusement, cet opus, le quatrième après Little bird, Le camp des morts et L’indien blanc, est le meilleur. C’est du gros niveau, l’écriture de Craig Johnson progresse, s’affine (comme Marat, OK, je sors…), et on peut distinguer trois lignes directrices, des colonnes vertébrales, des poutres. D’abord, j’en ai causé, le ton, l’humour, dosé, jamais top peu, jamais trop, jamais quand on s’y attend, jamais quand il ne faut pas. Déjà, faire ça, c’est costaud. Ensuite, il y a le plan policier, l’enquête, et c’est mené de main de maître, avec une forme d’indolence qui me plait beaucoup. Dans le Wyoming, on est en terre indienne, donc on est philosophe, on sait qu’on ne maîtrise pas tout et qu’il faut parfois laisser venir les événements. Pour finir, il y a le rapport à la nature, et Craig Johnson la décrit admirablement bien, sans en faire des tartines, c’est subtil et merveilleux. Et tout cela s’entremêle et c’est du bel ouvrage de tout tenir sans une faute, sans un pas de travers, ça tient la route comme jamais. Par-dessus le tout, Craig tisse un roman où le passé se mélange au présent, et il nous offre des moments de bravoure remontant à l’année 1967, quand Walt servait au Vietnam, déjà avec Henry. Ces passages sont puissants, aux relents de napalm et à l’odeur du dollar, à l’aune d’une certaine nostalgie.
Je n’ai pas dit grand-chose sur l’histoire ; c’est parce que je n’aime pas divulgâcher. Découvrir l’histoire, c’est votre boulot les lectrices et les lecteurs. Mais je peux dire que c’est une joie de retrouver Walt, Henry (La Nation Indienne), Cady, Le Chien et Vic, cette bombe en uniforme. Tiens, je dois dire un mot là-dessus. Sans jamais la décrire précisément physiquement, l’auteur réussit à nous la rendre diablement sexy. Et comment il fait ça gros malin ? vous allez me demander. Et bien en s’attachant à son caractère, pas facile au demeurant, une femme complexe, indocile, indépendante, et approcher un personnage féminin de ce côté-là et de cette manière-là, je trouve que c’est remarquable.
Vous allez aussi rencontrer un pur salaud, que vous adorerez détester. Et puis un géant indien, touchant, émouvant, qui vous fendra le cœur aussi sûrement qu’une hache, une bûche.
Je continuai à conduire et contemplai un autre endroit de l’autoroute où d’autres vies avaient trouvé une fin brutale. Je me rappelai les victimes, leur nom, leur famille, leurs amis. Ce n’étaient pas ces morts-là qui m’inquiétaient – des gens se souviendraient d’eux. C’étaient ceux qui étaient morts vraiment seuls qui me préoccupaient le plus. Si personne ne se souvenait d’eux, ce serait comme s’ils n’étaient jamais venus par ici.Les Hautes Plaines vous attendent, vous ne serez pas déçues, ni déçus. Foi de Walt Longmire.
Traduit de l’américain par Sophie Aslanides.
Seb.
Enfants de poussière, Craig Johnson, Gallmeister / Totem, 384 p. , 11€50.