L’homme peuplé, Franck Bouysse
Je te préviens tout de suite, c’est encore une de ces chroniques où je passe à côté du chef d’œuvre encensé par l’ensemble de la presse de la culture (pas celle du poireau, l’autre), et ça me saoule de ne pas être capable de voir la substantifique moelle dont je te cause à la fin de ce bout d’avis…
Je me souviens de Grossir le ciel et je me souviens de Gus et d’Abel, et de Mars, et de « On te dira qu’il faut prendre la vie comme elle vient… conneries… la vie, c’est elle qui te prend, sans te laisser le choix, et par les couilles, encore. »
Une de ces phrases notées scrupuleusement dans mon carnet de mémoires…
Je me souviens de Pur sang et de cette phrase qui m’accompagne depuis que j’ai refermé ce roman, « il fut persuadé que cette vision le hanterait toute sa vie. Que plus jamais il ne prendrait le temps à la légère, ni aucun sourire de femme. »
Je me souviens de Rose dans Né d’aucune femme, et de « être lâche, c’est pas forcément reculer, ça peut simplement consister à faire un pas de côté pour plus rien voir de ce qui dérange. »
Je me souviens de Plateau et de son prologue magique, « Ici, c’est le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l’obscur. Un pays d’argent à trois rochers de gueules, au chef d’azur à trois étoiles d’or. Ici, c’est le Plateau. », et aussi de cette sensation étrange que j’avais failli, là, déjà, passer à côté de ce roman.
Qu’il s’en était fallu d’un cheveu, et que bizarrement, la seule chose qui m’avait raccroché aux mots écrits était liée à l’estime que j’avais pour Franck Bouysse. Un sentiment bizarre quand je lui avais fait part de mes réserves sur certains des passages de ce roman, un sentiment lié à la réaction qu’il avait eue.
J’avais pensé à de l’ego, à ce moment là. « Qui es-tu pour mettre en doute ? »
Je me souviens de Lipo, dans Les mauvaises de Séverine Chevalier, et de son incompréhension à devoir utiliser « Se battre » ou « il faut lutter », tout « ce vocabulaire guerrier après une fille morte ».
Je me souviens des « trois clous » et des « deux planches » pour oublier « tous les crimes de sang » dans Crocs de Patrick K. Dewdney.
Je crois que ce que je garde des romans que j’ai croisés fabrique les souvenirs qui resteront tout au fond de moi, et c’est tellement peu de choses.
Une phrase, un mot, un personnage.
Un visage, parfois.
Le visage tuméfié de Clémence, dans Ces orages-là de Sandrine Collette.
Les petites filles abîmées dans Le Syndrome du varan de Justine Niogret, ou dans Ce qui est monstrueux est normal de Céline Lapertot.
Ce que j’essaye de te dire, ou plutôt de t’écrire, c’est que j’attendais de ce roman de Franck Bouysse la même exaltation à la dernière page tournée.
Pouvoir me dire et maintenant, qu’est-ce que je vais bien pouvoir lire…
Un roman qui se passe au fin fond d’une campagne isolée, et pleine de froid, et de neige, et de taiseux, comme dans Grossir le ciel.
Quelques passages au cœur de l’été, pour te réchauffer un peu.
Les phrases sentencieuses de quelques personnages, comme à y voir cette philosophie terrienne chère à Franck Bouysse.
C’est raté.
Les dictons paysans ne sont pas tous de la philosophie, et peu dire n’est pas forcément bien dire.
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à L’Épi monstre, de Nicolas Genka, censuré en 1962, mais tellement plus près de la paysannerie de l’époque, celle que tente de décrire Bouysse dans ce roman. Nicolas Genka, qui a refusé de publier quoique ce soit depuis que l’état français l’a censuré… Un écrivain face à lui-même et face à un mot qui dit : intégrité.
Harry, celui qui vient chercher l’inspiration qu’il n’a plus depuis son premier roman , adulé par la critique, et par ses lecteurs…
Je sais, ça va te rappeler quelque chose. Je n’ose imaginer que c’est voulu.
Des mots, des phrases, relues sans doute plusieurs fois, jusqu’à leur donner ce que Bouysse imagine en être la substantifique moelle.
Comme si l’écriture ne devait pas sortir des tripes chères à Bukowski et à quelques autres. Comme si le travail autorisait toutes les dérives et que le vocabulaire employé devait devenir le roman.
Où est « la roue de la charrette qui s’arrache du sol » ?
Où sont les yeux mouillés pendant certaines lectures ?
Où est L’obscure clarté de l’air de David Vann, où je pouvais entendre le vent chanter dans les drisses et sentir l’odeur du sang versé par Médée ?
Pas d’intrigue, pas d’histoire dans ce texte qui n’est peut-être et finalement qu’un exercice de style. Un superbe exercice de style, mais juste un exercice de style.
Des détails qui, comme dans Plateau, m’ont fait douter de Bouysse.
Je suis pour moitié de la Haute-Loire, celle où mon grand-père allait chercher ses champignons, parfois chasser ces sangliers qui venaient dévaster son potager, où les taiseux parlaient parfois, parce que le bonheur d’être ensemble voulait encore dire quelque chose et qu’il fallait le vivre.
Je n’ai pas retrouvé ça.
Comme si chacun des personnages créé par Bouysse ne correspondait qu’à une idée fabriquée pour ses lecteurs, qui ont sans doute changé depuis le passage chez Albin et Michel…
Parler de la difficulté d’écrire, d’autres l’ont fait.
Stephen King l’a fait. Dans Écriture et dans Misery.
Et il l’a fait tellement bien.
Raymond Guérin et son apprenti m’ont manqué.
Pierre Magnan et sa « maison assassinée » m’ont manqué.
Pierre Pelot et son été m’ont manqué.
La Haute-Loire et l’odeur de ses sous-bois m’ont manqué.
Finalement, Franck Bouysse m’a manqué, et je crois me souvenir que dans un de ses entretiens, il disait en parlant de Harry, « Le doute est devenu plus grand que l’envie d’écrire »..
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Nicolas.
L’Homme peuplé, Franck Bouysse, Albin Michel, 320 p. , 21€90.