» – Je me demandais pourquoi personne n’était à leur recherche … Certains de ces corps sont là depuis plusieurs années. Alors pourquoi ? C’était des gosses, merde ! » Titus retira son chapeau et passa la main dans ses cheveux courts. « Parce qu’ils étaient noirs, répondit-il. Leurs proches étaient certainement à leur recherche, mais des gamins disparus qui ne sont pas blonds aux yeux bleus, ça n’intéresse pas les médias. – Pourquoi est-ce qu’il faut que vous rameniez toujours tout à ça, chef ? s’indigna Davy. – Regarde autour de toi », répliqua Titus.
S.A. Cosby est noir. Natif de la Virginie où sa famille vit depuis plusieurs générations, il parle dans ses romans de ce qu’il connaît, de ce que lui ou des proches ont sans doute vécu, ce racisme latent, quotidien, avec lequel les états du sud n’en auront sans doute jamais fini. S’il est en train de se faire un nom en tant qu’écrivain de polars ou de « noirs ruraux » comme certains aiment à le dire, il est avant tout un dénonciateur infatigable des pires travers de ses contemporains et n’hésite pas à mettre le doigt là où ça fait mal, sur les cicatrices jamais refermées de l’histoire de son pays. Troisième roman qu’il publie chez Sonatine, Le Sang des innocents succède aux Routes oubliées (2022) et à La Colère (2023). Pour être tout à fait honnête, il faut bien reconnaître que cette Colère ne m’avait pas convaincu du tout, tant le récit m’avait semblé à la fois prévisible et peu crédible. Très cinématographique dans son écriture et son découpage, le récit ne m’avait emballé à aucun moment. C’est donc peu dire que je ne partais pas très enthousiaste dans ce Sang des innocents.
Cosby n’a finalement eu besoin que de quelques pages pour me faire réviser la mauvaise impression que m’avait laissée La Colère. Après une brève présentation du comté fictif de Charon et un premier chapitre de mise en place, Cosby rentre dans le vif du sujet avec l’irruption d’un jeune noir armé dans un lycée de la ville. S’ensuivront presque 400 pages au cours desquelles le lecteur aura du mal à lâcher le récit. C’est à travers la mort de Spearman, prof adulé des élèves, et les révélations qui s’ensuivent que le récit prend une tournure certes plus classique, mais particulièrement efficace. Lancé sur la piste d’un tueur en série pédophile, le shérif noir Titus Crown va devoir faire face à la méfiance de certains de ses concitoyens et à la franche hostilité de ses opposants, nostalgiques de la guerre de Sécession et des états confédérés.
On l’a dit plus haut, les romans de Cosby semblent taillés pour le cinéma, ce qui peut être une force comme une faiblesse, en fonction de l’intention que l’auteur parvient à injecter dans son écriture. Là où La Colère pêchait par ses excès et ses rebondissements invraisemblables, Le Sang des innocents garde une certaine sobriété, même si le roman recèle son lot de meurtres sanglants. L’intrigue n’a rien d’exceptionnel, répétons-le, et peut s’avérer parfois prévisible mais le cadre dans lequel évoluent les personnages de Cosby donne au roman une dimension nettement plus intéressante. Si le racisme est une composante essentielle de ce sud profond, la religion en est une autre. L’auteur lui-même a été élevé au sein de l’église pentecôtiste et ça n’est donc pas un hasard s’il dépeint aussi bien le profond décalage entre les discours de certains responsables religieux et leurs actes. L’hypocrisie est prégnante tout au long du roman et l’on se prend à penser que tant que la majorité de la population continuera à s’y soumettre, la situation a peu de chances d’évoluer.
« – J’en ai ras le bol d’entendre cette phrase à tout bout de champ ! éclata Titus. « C’est Charon. » Comme si tout le monde ici était un ange qui n’avait jamais piqué un grain de raisin au supermarché ou traversé en dehors du passage piéton. Laisse-moi te dire un truc que j’ai appris quand je bossais au FBI. Peu importe d’où ils viennent et où ils habitent, les gens sont tous les mêmes. Jaloux, haineux, tordus, pervers … Ils volent et ils mentent, et ils mentent en affirmant qu’ils n’ont jamais rien volé. Les hommes trompent leurs femmes, les femmes trompent leurs maris. Et ensuite, tout ce petit monde va à la messe le dimanche pour prêcher la fraternité et l’amour du Christ, alors qu’ils nous traitent de singes à longueur de journée et qu’ils tabassent leurs mômes en rentrant du boulot. Et malgré ça, ils ont le culot de pointer les autres du doigt, de désigner une autre ville et de dire : « Non, ce sont eux les pêcheurs, ce sont eux les tarés, pas nous, pas Charon. »
S.A. Cosby règle ses comptes avec son pays et il le fait avec un talent certain. Mais la force de ce Sang des innocents, on la trouve aussi dans l’amour et la compassion dont il fait preuve envers ses personnages ainsi que dans la tendresse qu’il manifeste au final envers ces terres dont il est natif et auxquelles il reste attaché quoi qu’il en soit. Plus convaincant que ses deux essais précédents, ce roman lui offrira peut-être le succès auquel il peut prétendre même si l’on se gardera bien de le présenter comme la nouvelle star du polar américain ainsi qu’ont pu le faire quelques critiques à l’enthousiasme immodéré.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Szczeciner.
Yann.