« Le matin ensoleillé, c’est le temps de la joie paisible. Quand la rosée scintille sur les herbes, chaque feuille porte un joyau merveilleux, quand même il n’est pas de grand prix. Ce n’est pas le moment de se hâter, ni de se bousculer. Les pensées sont lentes, profondes, dorées, le matin. »
L’histoire. Quelque temps après le premier conflit mondial. À Monterey, dans le quartier de Tortilla Flat, vit Danny. Danny est un sans domicile fixe, il soutire de la vie ce qu’il faut pour subsister, à force de ruse et de débrouillardise. Il fréquente quelques semblables qui forment une sacrée équipée et qui cultivent, comme lui, l’art de ne rien faire.
Tu as lu l’extrait en italique ? Ça envoie du lourd, hein ? 37. C’est le nombre de pages que j’ai lues avant de tomber sur cette merveille. Certains très gros vendeurs de livres grattent trois cents pages sans jamais approcher ce niveau-là. D’accord, John Steinbeck n’a pas obtenu le prix Nobel de littérature en triant des lentilles. C’est un fait. Lui, je l’aime vraiment beaucoup. Avec le Maître, avec Big Jim, avec Cormac McCarthy et John Irving, avec James Lee Burke, Louise Erdrich, je le place très très haut.
Steinbeck était un révolté, il s’est toujours placé du côté des faibles et des opprimés. Dans Tortilla Flat, il montre une tendresse folle pour ses personnages, ces moins que rien. Il faut voir le tableau qu’il dresse, de l’époque, où il faut sacrifier sa santé pour gagner une misère, un tableau de la société, puritaine, de classe, où le bon grain bourgeois ne se mélange pas avec l’ivraie en haillon. Dans ce roman qui n’est pas le plus célèbre de l’auteur, il décoche quelques flèches bien affûtées qui piquent encore aujourd’hui.
Page 79 : Il est stupéfiant de constater que le revers de toute action noire est blanc comme neige. Et il est décourageant de constater combien sont lépreuses les parties secrètes des anges.
Une putain de phrase pour laquelle n’importe quel écriveur se damnerait, moi y compris.
Dans ce roman, l’auteur raconte la vie libre d’une bande de marginaux et laissés pour compte menés par Danny, Danny le flamboyant, Danny le héros de guerre. Entre moments suspendus, entre tendresse et amitié, dans la complicité de la survie, entre rapine et franche rigolade, le tout agrémenté de quelques gallons d’alcool pour faire durer les étoiles pendant qu’on se raconte des histoires, le grand écrivain nous brosse des portraits très attachants, non dénués de défauts, mais capable d’une chose dont beaucoup parmi les gens arrivés et bien mis sont incapables, l’empathie, la fidélité et l’amitié. Il m’est toujours surprenant de constater à quel point ceux qui possèdent le moins sont les plus aptes à donner. Un mystère à mettre en parallèle avec la mine dédaigneuse de l’employé de bureau qui passe sans un regard pour le mendiant.
D’un jour à l’autre, d’une rue de Tortilla Flat à l’autre, sautant d’une nuit à une autre, dans les effluves de vin et les rires sincères, notre bande de pieds nickelés va scarifier son présent à l’aune de la préciosité de la vie. Ce qu’ils possèdent, ce qu’ils ont en commun, c’est la charge de temps qui se déroule devant eux. Comme le montre admirablement l’exergue de ma chronique, ils savent ce qui est important, ils ont compris la rareté de certaines choses, des choses sans prix, disponibles pour peu qu’on ait ce qui est le plus précieux, du temps.
Danny et ses potes sont les scories du monde capitaliste, qui a transformé pas mal de poètes en ouvriers. Eux, n’écrivent rien, mais ce sont quand-même des poètes, parce qu’ils se disent à cœur ouvert, par leur façon de vivre et d’agir, ancêtres des punks, des choses vraies et rares. Ils sont démunis de biens mais non sans principes et sans valeurs. Leur cœur est bien plus sain que celui de bien des bourgeois et des bien-pensants qui fréquentent avec assiduité l’église. Quand on va si souvent à l’église, c’est qu’on a beaucoup à se faire pardonner.
« Dans l’après-midi qui s’achevait, heure d’étrange relâche, ils burent paisiblement. C’est le moment où chacun à Tortilla flat interrompt ses occupations, pour se remémorer ce qui s’est passé dans la journée et penser aux possibilités qu’offrira la soirée. Il y a bien des choses à examiner à la fin d’un après-midi. »
Ce roman est aussi une mise en garde contre les pouvoirs occultes de l’argent, le message est on ne peut plus clair. Ce qui arrive à Danny, dès le début du roman, cet héritage qui lui tombe dessus, relève plus de la malédiction que du cadeau.
Au-dessus de tout cela, il y a l’écriture de Steinbeck, flambant les pages, s’agitant sur nos prunelles comme les flammes sur les yeux : L’après-midi s’installa avec autant de discrétion que l’âge chez un homme heureux.
Mais, comme John Steinbeck était un homme de partage, l’air de rien, il nous livre un secret d’écriture caché dans les pages, comme s’il fallait fourrager un peu pour mériter cette trouvaille, et c’est avec cette tirade-conseil que je vous quitte : Petit à petit, le drame prenait corps. Pilon préférait cela. Car rien ne déflore une histoire autant que de la raconter tout d’un trait. La bonne histoire consiste en choses à moitié dites qui demandent à être complétées par la propre expérience de l’auditeur.
Traduit de l’anglais par Brigitte V. Barbey.
Seb.
Tortilla Flat, John Steinbeck, Folio, 254 p. , 8€10.