Comme le bond rempli d’audace d’une tigresse lacérée.
Je savais qu’il me fallait du temps avant d’y plonger, parce que je l’ai vécu ainsi, en différé, pour m’apprêter à retenir ma respiration durant la lecture, puis dire ma gratitude à Neige Sinno, ou du moins essayer.
En passant devant la pile de Triste tigre, j’ai entendu des « beurk » ou « oh non pitié pas encore » ou des « non mais ça suffit hein », de l’entre soi.
Dans ces moments-là, je pense toujours à la petite Neige et ça me bouleverse, en même temps qu’arrive une boule de colère.
Parce que ça ne se réduit pas à un récit sur le viol d’une enfant par son beau-père durant sept ans, ça prend le temps de se parler et d’échanger.
Alors, lorsque le moment est propice, lorsque la personne interroge l’ouvrage, il y a ainsi des rencontres sublimes, des paroles pour convoquer le courage de la grande Neige, apprendre de l’autre, accueillir une voix, opter pour le débat, accueillir un regard, écouter, s’interroger, s’essayer à dire, à se confronter, à être soufflé-e, à être ensemble.
« N’est-ce pas plutôt une stratégie d’évitement que ce refus d’évoquer la crue et cruelle réalité ? Car tant qu’on ne décrit pas exactement les actes, on reste dans une espèce de flou qui permet au lecteur de se conforter dans le déni (au lecteur, à l’auteur, au prédateur, à tout le monde). Tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de quarante ans dans la petite bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, tant qu’on ne voit pas, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’amour, une histoire d’amour fou, une histoire de tact, de style. »
Neige Sinno convoque ses souvenirs, ses blessures béantes, les confronte, fait s’approcher Woolf, Angot, Despentes, Nabokov, Sapienza, Ponti, dissèque précisément, affûte sa plume, dit son entourage proche, la petite sous domination totale, la femme qu’elle est devenue, vigilante, avec sa chemise en ortie et son aile cassée, comme ces contes cruels, afin de bien te faire comprendre les nuances de tout son être balafré.
Et là, dans ses lignes, un tigre remarquable.
Fanny.
Triste Tigre, Neige Sinno, P.O.L., 283 p. , 20€.