« Au début de son mariage avec Harold, elle avait renversé un verre de quelque chose. La traînée liquide avait couru sur la table, était descendue rapidement de la toile cirée jusqu’au plancher, et Harold lui avait dit « Tu as fait pleurer la table », à quoi elle avait répondu « Ce sont des larmes de joie », et lui de répliquer « Alors, elles doivent être miennes, madame Underwood ». Il avait souri alors, et quel sourire, un sourire à illuminer la pièce, le jour, le monde entier pour les siècles des siècles, amen. »
Huitième roman de Laird Hunt à paraître en France depuis 2005, Zorrie est placé sous le haut patronage de Flaubert et de son roman Un Cœur simple, roman que je n’ai pas lu, autant le dire tout de suite. Il reste cependant possible de parler de ce petit miracle de 236 pages en oubliant l’ombre du géant normand, c’est du moins ce que je vais tenter de faire.
Après la mort de ses parents alors qu’elle était encore enfant, la jeune Zorrie est élevée par une vieille tante sèche et amère auprès de laquelle elle apprend l’importance du travail dans une vie, mais parvient néanmoins à appréhender la beauté que peuvent nous offrir certains moments. Livrée à elle-même lorsque sa tante meurt à son tour, Zorrie va enchaîner divers travaux ici et là afin de pouvoir survivre avant d’entendre parler de la possibilité d’une embauche sérieuse à Ottawa. Quittant son Indiana natal, elle se retrouve ainsi à peindre au radium les chiffres sur les cadrans d’horloge commercialisés par la société Cadran Radium, aux côtés de celles que l’on appelle alors les « filles fantômes », à cause de la poudre de radium qui brille sur leur peau dans l’obscurité. Mais l’appel du pays est trop fort et Zorrie, malgré la tristesse de quitter les amies très chères qu’elle a connues à l’usine, reprend la route de la maison. Elle y passera le reste de sa vie.
Il n’y a rien de spectaculaire dans ce roman qui parvient pourtant à nous toucher au cœur à chacune de ses pages ou presque. Laird Hunt se fait le narrateur respectueux et discret de cette existence presque entièrement vouée au travail et cependant traversée d’émerveillements fugaces. Si la vie de Zorrie, comme toute existence, connaît son lot de drames et de disparitions, la jeune femme, portée par une force intérieure dont elle a du mal à prendre la mesure, avance tant bien que mal sur le chemin de la vie, inspirant le respect à celles et ceux qui la côtoient.
Émouvante, voire bouleversante, Zorrie est une héroïne du quotidien, une femme simple et digne, courageuse et discrète, qui jamais ne baisse la tête ni les bras. Le grand talent de Laird Hunt est de parvenir à nous toucher en gardant une sobriété exemplaire tout au long de son récit. Même le drame des ouvrières de Cadran Radium contaminées par la poudre magique qu’elles ont manipulée pendant des années, est abordé de façon retenue, sans épanchement excessif d’émotions qui nuirait finalement à la portée du roman.
Il y aurait sans doute bien d’autres choses à dire sur Zorrie, en particulier sur la délicatesse de son écriture, mais je m’arrêterai là, persuadé que ce livre vous touchera comme il m’a touché et intimement convaincu d’avoir lu un des plus beaux romans de cette année qui, pourtant, commence à peine, un petit classique instantané qui pourrait, en tout cas je me plais à l’imaginer, rejoindre Un Coeur simple dans la cour des grands.
« Il lui apparut alors que c’était le silence et non le chagrin qui les reliait, qui les maintiendrait à jamais reliés, les vivants et les morts : elle, Noah, Opal, Harold, Janie, Marie, ses parents, le monde entier peut-être, et que ce n’était pas une si mauvaise chose, surtout si de temps à autre il y avait un petit Buddy Holly ou une June Carter Cash poussant sa chanson avec cœur quelque part à l’arrière-plan. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut.
Yann.
Laird Hunt est un écrivain voyageur, qui a vécu et écrit (quasiment) aux quatre coins du monde : né à Singapour, il a fait ses études de lettres à la Sorbonne (il parle un Français impeccable) après avoir grandi entre Londres et La Haye. Mais il est un endroit bien particulier et unique pour lui : l’Indiana rural, dans lequel il vécut auprès de sa grand-mère de 13 à 18 ans, et qu’il prit déjà comme cadre de l’un de ses premiers romans Indiana, Indiana (publié en 2003 chez Actes Sud), dans lequel – tiens donc – on croise déjà une certaine Zorrie au détour d’un paragraphe.
Cette même Zorrie n’est plus ici un personnage secondaire mais cette fois la figure centrale de ce délicieux, délicat, et si flaubertien roman – ce n’est pas un hasard si c’est une citation du romancier français, l’un des auteurs préférés de Laird Hunt, qui ouvre ce récit ; et tenez-le-vous pour dit : un des effets secondaires de la lecture de Zorrie est une irrépressible envie de se (re)plonger dans l’oeuvre de Flaubert, tout particulièrement dans Un coeur simple : Zorrie, par bien des aspects, est la petite soeur littéraire de Félicité (et puisque j’en suis au jeu des 7 familles, la délicatesse, l’aspect tout aussi fragmentaire que linéaire du récit, l’importance des lieux dans la vie de ce personnage n’ont cessé de m’évoquer Olive Kitteridge d’Elisabeth Strout – je profite de ces quelques lignes pour vous dire que si vous n’avez pas encore lu ce petit bijou, vous savez désormais ce qu’il vous reste à faire !)
C’est au tournant de la Grande Dépression des années 30 aux Etats-Unis, et plus particulièrement, donc, dans l’Indiana, que débute ce récit – et si les années passent, le lieu, lui, mise à part une brève incursion de quelques semaines à Ottawa, reste le même : il est le coeur, l’alpha et l’oméga de la vie de Zorrie. La vie est rude, le travail dur, mais c’est sur ces terres, dans cette ferme de l’Indiana que Zorrie (largement inspirée de la grand-mère de Laird Hunt, qui dirigea une exploitation agricole toute sa vie) mène de main de maître, que se déroule la vie de cette femme si droite et digne. C’est dans la description de cette vie qui traverse le XXème siècle que l’art de Laird Hunt prend son ampleur et impressionne : car rien n’est plus difficile, en littérature, que de rendre grand ce qui est petit – les gestes du quotidien, les vies qui passent, humbles et simples : nous suivons les différentes étapes de la vie de Zorrie (l’orpheline, la « fille fantôme » qui peint au radium les horloges des usines d’Ottawa et y rencontre l’amitié, la jeune mariée qui ne sera jamais mère, la veuve…) en nous délectant à chaque ligne de la pudeur et de la délicatesse de l’auteur.
Invité sur France Culture l’autre jour, Laird Hunt a dit l’une des plus belles phrases que l’on pouvait dire sur ce roman : « Si Zorrie avait écrit ce livre, je pense que c’est de cette façon qu’elle l’aurait fait ». Comme je ne pourrai pas faire mieux pour conclure, je vous laisse sur la beauté et l’intelligence de ces mots – en vous invitant tout de même aussi, bien évidemment, à aller découvrir ce bijou qu’est Zorrie, admirablement traduit par Anne-Laure Tissut.
Mélanie.
Zorrie, Laird Hunt, Globe, 280 p. , 21€.
On ets bien d’accord…