« Voilà qu’il y a un homme qui se prend pour Dieu. Il pense qu’il peut déplacer des montagnes et assécher les océans, dit Ma. Et puis il y aussi ceux pour le croire (…) Il pense qu’on n’est rien d’autre qu’une tripotée d’imbéciles, et on n’a rien fait pour lui prouver le contraire. »
Publié aux États-Unis en 1975 sous le titre The Auctioneer, Délivrez-nous du bien est le seul roman écrit par Joan Samson, victime d’un cancer du cerveau quelques semaines seulement après la parution du livre. Il s’agissait au départ d’une nouvelle que son mari l’incita à développer et qui trouva assez rapidement un éditeur.
Harlowe est une petite ville paisible du New Hampshire, à quelques heures de route de Boston. Ici, tout le monde connaît tout le monde et la communauté vit sereinement depuis des années, à l’abri de cette insécurité qui semble se répandre dans les grandes agglomérations du pays. Le jour où Perly Dunsmore, commissaire-priseur de son état, vient s’installer à Harlowe, il sympathise très vite avec le shérif local, Bob Gore et lui propose d’organiser une vente aux enchères dont les bénéfices iraient à la police locale et contribueraient ainsi directement à améliorer la sécurité des citoyens. les habitants acceptent donc de jouer le jeu et de se débarrasser de vieilles affaires qui encombrent leurs greniers. Mais cette vente n’est que la première d’une longue série et les deux hommes, appuyés peu à peu par les nombreux adjoints qu’ils recrutent grâce aux bénéfices dégagés, ne laissent peu à peu plus guère le choix aux habitants de Harlowe. La famille Moore, qui vit à l’écart de la ville, tente d’enrayer la mécanique infernale qui semble s’être mise en marche.
Une des grandes forces de ce roman est de saisir le lecteur dès les premières lignes et de ne plus le lâcher jusqu’à sa conclusion. Joan Samson, en imaginant le personnage de Perly Dunsmore (qui lui aurait été inspiré par un cauchemar) crée une figure instantanément inquiétante et susceptible de rivaliser avec l’inoubliable Prêcheur de La Nuit du chasseur, immortalisé au cinéma par Robert Mitchum. Sous son apparente bonhomie et une énergie débordante se cachent des intentions que nul ne pourrait soupçonner au premier abord et qui ne se révéleront que très progressivement, une fois les habitants de Harlowe pris à son jeu, alors qu’il devient difficile de faire machine arrière.
L’éditeur, en quatrième de couverture, parle d’un roman sur les rouages de la dépossession. Certes, c’est bien là le sujet du livre mais ce que Joan Samson met finalement brillamment en évidence, c’est la soumission à l’autorité chère à Stanley Milgram, psychologue américain dont l’expérience éponyme a marqué bien des esprits depuis le début des années 60. Profitant de son autorité naturelle alors qu’il n’a aucun pouvoir réel au sein de la communauté, Perly Dunsmore s’appuie sur la présence du chef de la police pour faire taire les éventuelles réticences de la population à participer encore et encore à ces ventes aux enchères qui les dépossèdent peu à peu. L’augmentation constante du nombre d’adjoints et le fait qu’on les arme progressivement achèvent de faire tomber les dernières velléités de résistance.
John Moore, houspillé par Ma, figure mémorable du roman, tente de garder la tête haute et de retrouver la fierté qui a toujours habité les siens. Mais, une fois que certaines concessions ont été faites, il devient difficile de revenir en arrière. C’est cet engrenage mortifère que décrit à merveille Joan Samson, cette question centrale de trouver ses limites à ce que l’on peut considérer comme acceptable. Et John se rendra bien vite compte que la ville entière semble avoir perdu tous ses repères. La communauté se fissure mais il faudra un drame pour que les citoyens de Harlowe retrouvent leurs esprits. Grand roman sur la manipulation et l’obéissance, Délivrez-nous du bien est avant tout un excellent roman noir, imprégné de nature writing, un livre que l’on termine en se demandant quelle réaction aurait été la nôtre dans une situation identique.
« Souvenez-vous seulement de ceci, dit-il enfin d’une voix caverneuse qui tranchait nettement dans la confusion. Tout ce que j’ai fait, vous m’avez laissé le faire. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Vannini.
Yann.
Excellente analyse, merci beaucoup !
achat prévu, et ce post confirme mon envie de lire ce roman
Oui, il mérite d’être découvert !
Il est vraiment bon. Les éditions Toussaint Louverture nous gâtent, comme toujours.