« Il marmonna quelque chose à part lui et s’en alla. Je restais couché là, songeant au coucher du soleil, essayant de me rappeler les couleurs. Je ne parle pas du rouge, je veux dire les autres teintes. À une ou deux reprises, je crus bien me les rappeler. C’était comme un nom qu’on aurait su, mais qu’on aurait oublié, dont on se rappellerait la longueur, les lettres et le rythme, sans pouvoir assembler le tout dans l’ordre exact. »
L’histoire. Avant la seconde guerre mondiale. Deux jeunes, Gloria et Robert, triment à Hollywood de figuration en figuration. Désespérés, ils décident de participer dans un des nombreux marathons de danse qui festonnent les comtés de Californie. Le couple gagnant, celui qui restera à la fin, empochera mille dollars, une sacrée somme pour l’époque. Lorsque le roman débute, l’épreuve a débuté depuis 216 heures et il reste 83 couples en course.
Ce roman est le plus connu d’Horace McCoy, à cause de la puissance de la trame qui nécessite de l’endurance et dont le fonctionnement génère un grand suspense. Sans doute aussi que le film qu’en a tiré Sidney Pollack n’y est pas pour rien.
Horace McCoy est l’archétype de l’écrivain maudit des années de la grande dépression. Indépendant, rebelle et caustique, il a toujours moqué le discours officiel du « rêve américain » et a levé dans ses romans, le voile sur l’envers du décor, sale et glauque, corrompu et puritain. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’il ait été mis au ban.
Dans ce roman noir épuré (peut-être que la traduction de monsieur Duhamel ne rend pas entièrement justice au texte d’origine, on sait qu’à l’époque, à la Série Noire, on n’hésitait pas à couper dans le vif pour des questions de format et de délais), je disais donc que dans ce roman épuré, d’aucuns diraient « à l’os », on y retrouve condensées toutes les obsessions de l’auteur.
La peinture sociale, à travers ces couples de marathoniens, et en particulier chez Robert Syberten et Gloria Beattie, toutes ces personnes contraintes pour assurer leur survie de se vendre, de se plier à des activités dégradantes et humiliantes, toujours pour le profit d’une entreprise. Même là, dans le sanctuaire du loisir, le capitalisme pervertit une activité de détente pour en faire une machine à produire du cash. Version musicale et artistique du travail à l’usine ou à la mine, la seule différence est que les couples sont mieux habillés et qu’il y a de la musique. Les couples triment, l’organisation empoche les dollars des entrées payantes, le tout enveloppé dans une fausse bienveillance qui fait les yeux doux aux biens pensants.
Rien que cette description vaut le détour, ce système du spectacle, avec ses annonces à répétition pour créer de l’évènementiel, avec sa mécanique bien rodée, et la surenchère avec la mise en place des fameux « derbys » (tu verras si tu lis ce roman), l’arrivée des sponsors qui parrainent certains couples pour se donner une bonne image et faire leur promotion « La bière Jonathan, la bière qui ne fait pas engraisser ! » (ah ah ah, les slogans de l’époque !), les stars et les vedettes du cinéma qui viennent se montrer et dont le présentateur ne manque jamais de signaler la présence à grands renforts d’applaudissements tandis que les forçats appariés tournent sur la piste, tournent encore, tournent encore alors qu’au bar on discute, on sirote les cocktails, on fait des affaires. Tout cela ressemble étrangement à une rencontre de foot ou de rugby professionnel, avec les forçats en crampons et les loges dans les hauteurs (sauf que de nos jours les forçats sont extrêmement bien payés car le spectacle doit être au rendez-vous, c’est impératif pour que le peuple ne pense pas, ne réfléchisse pas trop car dans le monde moderne le grand ennemi c’est l’ennui).
À travers le prétexte d’un marathon de danse, l’auteur nous décrit l’Amérique d’avant-guerre, déjà totalement capitaliste, gangrénée par la corruption, l’obsession de l’argent et aussi fliquée par les polices puritaines sorties des églises.
Ce récit est le témoignage des perdants du soi-disant rêve américain, qui n’est finalement qu’un cauchemar mis en musique avec des ballons et des cotillons. C’est le récit du désarroi, quand celui-ci a éteint toute possibilité d’avenir, quand il a éreinté toutes les espérances, quand il a sali toutes les naïvetés qui ont fait tenir les esprits si longtemps.
La narration à la première personne du singulier apporte cette netteté du propos, le désespoir y sourd en grinçant, et on danse tandis que tout s’effondre autour. Les débuts de chapitres où nous lisons les fragments de l’énoncé d’un verdict de tribunal (celui ou le narrateur, Robert, est jugé pour meurtre) séquencent parfaitement le livre. Comme une descente aux enfers.
À peine plus de deux-cents pages pour toucher le fond et donner une voix aux perdants d’un système et d’un pays.
« – Je dis que vous êtes cinglé, fit Gloria.
– Elle ne veut pas dire ça, monsieur Donald…, fis-je.
– Et comment que je le veux ! riposta Gloria. J’ai rien contre le mariage, dit-elle à Socks, mais tant qu’à faire, vous pourriez me dégoter un Gary Cooper ou un gros producteur, ou bien un metteur en scène. Je ne veux pas épouser ce gars-là. J’ai déjà assez de mal à m’en tirer toute seule.
– ça n’a pas besoin d’être permanent, dit Rocky. C’est simplement un truc spectaculaire.
– Exactement, reprit Socks. Naturellement, la cérémonie, faut que ce soit régulier – faut ça pour attirer les clients – mais…
– Vous n’avez pas besoin d’un mariage pour attirer les clients, interrompit Gloria. Vous allez bientôt être obligé de les mettre dans les lustres, si ça continue. Ça ne leur suffit pas comme spectacle, de voir ces pauvres minables se ratatiner tous les soirs sur la piste ?
– Vous ne voyez pas mon point de vue, dit Socks.
– Et comment que je le vois, répondit Gloria. Je vois même beaucoup plus loin que vous. »
Traduit de l’anglais par Marcel Duhamel.
Seb.
On achève bien les chevaux, Horace McCoy, Folio Policier, 180 p. , 7€50.