« Dans le métro, je me suis passé les mains sur la figure, puis j’ai regardé mes doigts trembler. La rame cahotait vite et fort, à l’image de ma vie, en ferraillant. J’ai regardé ma figure dans la vitre sombre. Elle ne m’a pas plus enthousiasmé que d’habitude. C’était bel et bien une sale tronche de gouape taillée à la serpe, et de gouape qui ne mange pas tous les jours à sa faim. On ne voyait pas les yeux où s’étaient peut-être réfugiée un peu de vie et c’était tant mieux. L’avidité, ça reste longtemps après la mort. »
L’histoire est celle d’un inspecteur divisionnaire déclassé parce que pas en odeur de sainteté. C’est le récit de sa descente aux enfers dans un monde qu’il ne reconnaît plus.
Ça fait un bail que je n’avais pas lu un roman de cette classe-là. Plusieurs fois au cours de ma lecture, je me suis arrêté pour relire un passage, des paragraphes entiers. La beauté singulière de la littérature noire, quand elle est à ce point élevée dans la grâce, ne peut pas s’user. Une fois le livre fini, je me suis interrogé. En effet, je n’en avais jamais entendu parler, alors j’ai fait mon flic, j’ai fouiné. Sur le net, évidemment. Ben il n’y a pas grand-chose. Presque pas de chroniques, presque rien. C’est pourtant du très haut de gamme. Bon, ce roman est paru en 1990, alors comme disait ma grand-mère « il a fait son temps », sauf qu’elle utilisait toujours cette formule laconique pour parler d’une personne dont on lui annonçait la mort. Mais les romans de ce tonneau ont la vie dure et le cuir épais, trente-quatre ans plus tard, il est toujours là, et peut-être que comme certains vins, il s’est bonifié, va savoir. Où alors c’est que le niveau a baissé et que L’étage des morts sort aujourd’hui du lot ; comme aime le dire Pagan, au royaume des aveugles les borgnes sont rois.
Dans ce roman très noir, on retrouve tout ce qui fait un livre de Hugues Pagan : la classe, une écriture soignée de chez soignée, un style désenchanté, je pourrais même dire désabusé, sauf que cela ne se traduit pas par un relâchement littéraire, bien au contraire. Plus je lis Pagan plus je me dis qu’il écrit comme il doit écouter de la musique, en lévitation, avec un coup d’avance, subtilement, agile, profond et un peu insaisissable. Plus je le lis et plus je suis accro.
La narration à la première personne du singulier nous plonge immédiatement en empathie avec cet inspecteur divisionnaire en pleine glissade, lente, très lente. L’atmosphère est énorme, cinématographique, mais le client est aussi scénariste, alors ça se voit, ça s’entend, ça se sent. Tout est à fleur de peau, le cœur de la ville palpite comme un cœur régulier et la nuit, si belle et profonde sous la plume de l’auteur, se déploie dans toute sa profondeur, vieux puits où les flics usés jettent leur blues, leur fatigue et leurs fantômes.
Mais Hugues Pagan sait se faire tireur d’élite quand il le faut, avec des phrases sèches, redoutables. Page 72 : Le seul vrai permis de tuer, c’est le pognon qui le donne.
Le personnage du narrateur, apparaît comme un dinosaure dans un monde qui a dérapé, un monde qui trempe dans des eaux saumâtres, celles de la concussion, de la corruption, le règne de la malhonnêteté où tout est permis pour réussir, gravir les échelons, la merde au cul peut-être, mais les fesses serrées.
Ce flic, est un homme fidèle en amitié, mais un homme droit et probe à sa manière. Et parfois l’amitié et les valeurs sont incompatibles et vous font une guerre pas possible, une guerre qui ravage, rogne lentement.
Je sens bien que tu veux que je t’en dise plus sur l’histoire, je ne peux pas. Trop bien ficelée, trop imbriquée, et puis, j’suis pas une donneuse, comme le dit le héros à un moment. Ce que je peux te dire, c’est la solitude abyssale qui file le train de notre homme comme une ombre sale, et qu’au-dessus de sa tête, plane le souvenir douloureux d’un amour devenu toxique.
Entre des nuits épaisses où les espaces s’agrandissent et les volutes de fumée des trop nombreuses cigarettes, entre les coups durs de la misère humaine prise dans la gangue du désarroi, les infernales mauvaises heures nocturnes, autour des alcools forts et des verres pas assez grands pour s’y noyer vraiment, des emmerdes comme des ancres funestes, du passé toujours prompt à saigner à blanc le moral, à installer la mélancolie sur la croix et lui planter ces clous rouillés du regret, on se demande comment ce flic tient encore debout.
Car c’est un flic usé jusqu’à la corde, pas en grande forme, mais là encore, Pagan évite la caricature du flic dépressif, il en fait autre chose, un homme qui aime trop la mort pour la craindre, un funambule magnifique.
Hugues Pagan a même glissé une référence au Patron, Saint Jean-Patrick Manchette, tu trouveras ça page 74, t’as plus qu’à fouiner par-là, c’est juste un tuyau, et je ne suis pas un cousin alors ça compte pas vraiment.
Si tu dois me faire confiance une seule fois, j’aimerais que ce soit pour ce roman.
Seb.
L’Étage des morts, Hugues Pagan, Rivages / Noir, 309 p. , 9€65.