L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Basses terres, Estelle-Sarah Bulle (Liana Levi) – Yann
Basses terres, Estelle-Sarah Bulle (Liana Levi) – Yann

Basses terres, Estelle-Sarah Bulle (Liana Levi) – Yann

« Le coeur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. un coeur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le coeur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. »

Avant même de se plonger dans ce troisième roman d’Estelle-Sarah Bulle chez Liana Levi, on avait eu l’occasion d’apprécier la poésie étrange des titres précédents, Là où les chiens aboient par la queue et Les Étoiles les plus filantes. Il était donc temps de découvrir sa plume, chose faite avec ce Basses terres qui nous emmène en Guadeloupe durant l’été 1976, année dont les habitants de l’île se souviennent encore avec émotion.

1976 marque donc la dernière éruption de La Soufrière, ce volcan situé sur Basse-Terre, partie sud de la Guadeloupe, et qui culmine à presque 1500 mètres d’altitude. Alertées par la fréquence anormale des secousses sismiques dans la région depuis plusieurs mois, les autorités scientifiques de l’époque gardaient un oeil attentif sur La Soufrière. C’est le 8 juillet qu’une violente éruption finit d’effrayer les populations locales, poussant spontanément 25000 personnes à se réfugier sur Grande-Terre, la partie nord de l’île. Les autorités finiront par déclarer le 15 août l’évacuation totale et obligatoire de la région qui n’eut cependant aucune victime humaine à déplorer. Mais l’événement laissera des traces durables dans la mémoire collective, il suffit pour s’en convaincre d’imaginer le bouleversement provoqué par le déplacement soudain de milliers de personnes sur cette île de 1600 km².

Si Estelle-Sarah Bulle s’empare avec talent de cet épisode marquant de l’histoire insulaire, elle ne se contente pas, loin s’en faut, de prendre appui sur l’aspect sensationnel de l’éruption. En s’intéressant aux destins de plusieurs familles, elle en profite pour mettre à nu les rapports pour le moins compliqués entre créoles et colons blancs. À cet égard, le personnage de Daniel, natif de l’île, installé en métropole et marié à une française, revenu passer l’été sur l’île après des années d’absence, cristallise une bonne partie des tensions et des contradictions des locaux. Mais c’est la vieille Eucate, dans sa cabane construite sur les flans du volcan, qui symbolise peut-être le mieux cette population victime des grands propriétaires blancs racistes et cupides qui mirent irrémédiablement à mal les relations entre natifs et colons. Estelle-Sarah Bulle n’en oublie pas pour autant de pointer du doigt les défauts inhérents aux habitants de l’île en général et à la gent masculine en particulier.

Entremêlant avec finesse les vies de quelques protagonistes, Estelle-Sarah Bulle livre un tableau vif et foisonnant de la vie sur l’île et restitue avec talent l’ambiance très particulière des jours qui précédèrent l’éruption, puis la panique qui s’ensuivit. Il en résulte un roman intense dans lequel se font entendre la colère et le désarroi d’une population dépossédée de ses terres et de toute capacité d’auto-détermination, livrée au bon vouloir des autorités et des scientifiques venus de métropole (à cet égard, la querelle historique en Claude Allègre et Haroun Tazieff en est un excellent exemple). Entre colère et tendresse, coups de griffes et indéniable attachement à la Guadeloupe où est né son père, l’autrice livre un formidable roman qui se lira d’une traite, comme on boit un verre de rhum cul sec.

« Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île. »

Yann.

Basses terres, Estelle-Sarah Bulle, Liana Levi, 195 p. , 20€.

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