Tu te souviens d’Anne Rice et de Lestat. Tu te souviens de Bram Stoker et du Comte Dracula. Et peut-être que tu te souviens aussi de Stephenie Meyer, si t’avais onze ans, quand elle a sorti ses jolis romans un peu à l’eau de rose avec des vampires dedans…
Anne Rice, je l’ai lue il y a une paire d’année. J’ai adoré ces histoires de vampires. Les premiers volumes. Je crois qu’elle en a fait une douzaine, et il me souvient que j’ai lâché le truc au bout des trois ou quatre premiers… Le seul que j’aie vraiment aimé, et dont j’ai aperçu une ou deux adaptations cinémavisuelles, c’est Entretien avec un vampire, sans doute parce qu’il était différent de ce que j’avais pu croiser dans la littérature.
Et Dracula, de Bram Stoker, bien sûr, dont va te causer Seb juste en-dessous…
La particularité de ces vampires, c’est qu’ils sont tous plus ou moins immortels, et qu’ils mènent une vie plutôt agréable, entrecoupée de périodes de siestes et autres gueuletons à base de sang frais.
Salem est un peu à part, sans doute un de mes romans préférés de Stephen King et Ben Mears un des personnages dont le nom est gravé dans mon cerveau de lecteur.
Richard Lange, je ne l’avais donc pas lu.
Pas lu ses premiers romans, ni aucune de ses nouvelles, je veux dire.
Ses vagabonds, ce sont ceux qui se promènent au-milieu de nous, l’air de rien, en sirotant le sang des laissés pour compte dont tout le monde se fout, et dont la disparition ne défraie jamais les chroniques des journaux.
Un point important, avant d’aller plus loin.
Les vampires existent, et c’est pas parce qu’on fait des romans sur eux que c’est imaginaire !
Je sais Ghislaine, j’ai un peu haussé le ton, mais c’est pour appuyer mon point de vue.
Un morceau du pitch que tu trouveras sur l’internet, et c’est ballot, parce que la découverte est tellement plus intéressante.
Leur vie n’est qu’une longue errance, de ville en ville, de motels miteux en logements sordides. Cela fait 70 ans que cela dure pour Jesse et son frère Edgar, un colosse souffrant de troubles mentaux. Ils vivent la nuit, à la marge du monde, en saignant leurs victimes afin de s’en nourrir, ce qui leur confère une vie éternelle et un pouvoir de régénérescence lorsqu’ils sont blessés. Ce sont des vagabonds craignant plus que tout le soleil destructeur. À la recherche de marginaux pour assouvir leur inextinguible soif de sang, ils arpentent les contrées désertiques de l’Arizona dans le courant de l’été 1976.
Voilà voilà. Tu en sais assez.
Pas simple de parler de vampires sans jamais le dire. Pas simple de te faire ressentir à quel point cette vie que tu imagines finalement assez confortable si tu te réfères à ce que les romanciers dont j’ai parlé t’en ont dit n’est qu’une suite de douleurs et de blessures impossibles à cicatriser.
Pas simple surtout, dans un roman sur les buveurs de sang, de s’écarter de ce que les autres en ont fait, sans jamais marcher sur leurs traces.
Pas simple, finalement, de nous faire oublier les dents qui poussent quand vient l’heure du sacrifice humain, la peau qui brille sous la lune, la force surhumaine et autres merveilles liées à la vie de vampire.
Richard Lange a décidé de nous raconter la vie de marginaux, pour qui le bonheur n’est qu’un rêve inaccessible, même si parfois, ils ont le sentiment de s’en approcher. Même si parfois l’amour semble être à portée de main, ou de cœur.
Alors qu’il n’est qu’une illusion, qui rejoint ce qu’en disait Lacan. Donner quelque chose qu’on n’a pas. Mettre de côté la douleur laissée par ceux qu’on a croisés en imaginant que l’autre mérite le meilleur de nous.
Ce que va espérer Jesse, quand il va croiser Johona.
C’était un autre bout du pitch.
Richard Lange nous donne à lire cette vie éternelle qui court vers nulle part. Ce chemin qui ne mène qu’à la poussière déplacée par le vent.
Que devenir quand demain, et tous les autres après ce demain-là, ne sont qu’une suite ininterrompue d’ennui et de fuite vers le rien.
Tu vas croiser cette Amérique, en 1976, qui va fêter son bicentenaire, et qui comme la France aujourd’hui, se fout royalement de ses marginaux, de ses pauvres, de ceux qui ne sont rien et dont la seule survivance possible est liée à la lutte contre les autres soi-même…
Comme un miroir brisé par les coups du système contre lequel ils se battent.
Comme une désespérance inéluctable face à une société qui tombe.
Un dernier mot.
Il a été traduit par David Fauquemberg. L’auteur de Bluff.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Nicolas.
Les Vagabonds, Richard Lange, Rivages Imaginaire, 333 p. , 22€50.
Dracula – Seb
« -Vous êtes intelligent, mon cher John. Vous raisonnez de façon très juste et vous avez l’esprit ouvert, mais vous avez aussi des préjugés. Vous ne laissez pas vos yeux voir et vos oreilles entendre, et tout ce qui ne fait pas partie de votre vie quotidienne, vous n’en tenez guère compte. Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses qui, même si vous ne les comprenez pas, existent cependant ? Et que certains d’entre nous voient ce que d’autres ne voient pas ? Mais il y a des choses que les hommes ne peuvent percevoir parce qu’ils en connaissent – ou pensent en connaître – d’autres qu’on leur a enseignées. Ah ! C’est bien là le défaut de la science : elle voudrait tout expliquer ; et quand il lui est impossible d’expliquer, elle déclare qu’il n’y a rien à expliquer. Pourtant nous voyons chaque jour et partout apparaître de nouvelles théories, ou plutôt qui se disent nouvelles ; en vérité, elles sont vieilles et prétendent être jeunes. »
Je ne vais pas, une fois n’est pas coutume, vous narrer le début de l’histoire. Elle est connue de toutes et tous. D’ailleurs, nombre de personnes ne connaissent Dracula que par le truchement de son adaptation cinématographique, que ce soit celle de John Badham ou la plus connue, celle de Francis Ford Coppola. Je pourrais également citer Le dernier voyage du Demeter, qui est brièvement passé sur les grands écrans l’été dernier, mais je ne l’ai pas vu et il se concentre sur une partie assez brève (mais très impressionnante) du Dracula de Stocker.
Il semblerait qu’il y ait un gros malentendu au sujet de ce roman qui a accédé au rang de mythe. Il est considéré comme un roman d’horreur. C’en est un, mais pas uniquement. Et il ne s’agit pas de l’horreur à laquelle on pense systématiquement lorsqu’on entend prononcer le mot « horreur ». Il est de notoriété publique que Bram Stocker s’est probablement inspiré du roman de Polidori (Le vampire) pour créer son histoire et son personnage phare. Juste inspiré, pas copié ou plagié. D’ailleurs les deux hommes se connaissaient et ont même participé (si on donne du crédit à une histoire racontée par des témoins de la scène qui se passait sur les bords du lac Léman, il me semble) à une sorte de défi qui consistait à écrire une histoire dans le genre fantastique, défi auquel a aussi participé Mary Shelley, l’auteure de Frankenstein. Pour vous donner une idée, c’est comme si on apprenait qu’il y a quelques années, Stephen King, James Herbert et Graham Masterton s’étaient livrés au même jeu quelque part au bord d’un lac du Maine. Nous aurions été quelques régiments à vouloir absolument lire le résultat de leur passe-temps.
Mais je digresse un peu. Avec Dracula, l’auteur produit un roman d’horreur mais aussi policier. Sa structure, très calibrée et organisée, basée sur la lecture des journaux personnels des protagonistes (ce qui dit quelque chose des gens de l’époque et de la classe sociale dans laquelle ils évoluent) ainsi que sur de nombreux échanges épistolaires et également des télégrammes, messages divers, notes, propose de remonter lentement et méticuleusement une piste noire et glacée jusqu’à la source du Mal. Cela est remarquablement fait, et à travers ces écrits prêtés aux personnages, Stocker glisse pas mal d’indications sur leur caractère, leur vécu et leur éducation. Il faut aussi prendre en compte l’étude des preuves et des faits par les protagonistes, notamment Van Helsing mais aussi le docteur Seward. De plus, les interminables temps de déplacements de l’époque (bateau, train à vapeur, charriot), augmentent le suspense en jouant sur notre impatience. Le coup de maître, c’est d’avoir imbriqué une histoire d’amour (Jonathan et Mina) dans l’enquête et la quête, les liant définitivement pour en faire à la fois le fil rouge et l’enjeu.
En outre, comme en témoigne l’extrait que j’ai mis en exergue, il questionne sérieusement les croyances de l’époque, la religion et la science. C’est assez risqué et subversif dans l’Angleterre puritain de la fin du dix-neuvième siècle, même si on y observe un retour en force du tropisme pour l’occulte. Le coup de génie de Stocker, c’est de mettre ces mots-là dans la bouche d’un éminent scientifique, le professeur Van Helsing, homme à la réputation inattaquable.
Mieux encore, dans un certain nombre de pages, la charge érotique distillée par l’écriture et les descriptions de l’auteur se répand comme un éclair libidineux qui embrase les flambeaux de la concupiscence. Il faut relire le passage, par exemple, où les trois jeunes femmes tournent autour de Jonathan Harker, dans le château du comte, avec leurs lèvres ourlées et rouge qui s’approchent de son cou offert. Un conseil, allez chercher un bol de glaçons et videz-le dans votre slip ou votre culotte. Voilà, ça c’est fait. J’imagine de quelle manière la bourgeoisie très cul-serré de l’époque a accueilli ces passages.
Mais Stocker va plus loin, il questionne les fondements mêmes de la religion. Il sous-entend, par la nature même de Dracula, qui est un mort-vivant, ou un non-mort, comme le décrit Van Helsing, que tout ce qui nous a été enseigné est contestable et peut être même faux. Qu’entre l’enfer et le paradis, il existerait un no man’s land hideux où erreraient des Choses innommables. Qu’il n’y a rien après la mort, que Dieu lui-même n’est qu’une fable pour rassurer les trouillards, car il ne saurait tolérer l’existence d’un tel monstre. Après la mort telle qu’on se la façonne, il n’y aurait que terreur et désespoir. Si jamais il y a un moment où doit fonctionner le sentiment d’horreur, c’est bien à cet endroit, ce « point de pression » comme dirait le Maître.
Mais bien sûr, Stocker est conscient des risques qu’il prend, après tout, l’Inquisition n’est pas si loin. Il prend soin de ménager une porte de sortie honorable et religieuse à son histoire, il en fait même le but et la motivation des quatre hommes qui s’engagent à la poursuite du comte.
Et c’est bien précisément à ce moment de la narration que le roman passe de l’horreur-policier au roman d’aventure avant de revenir à l’horreur, en apothéose. Il faut reconnaître que l’auteur sait écrire, sans fioritures, avec efficacité ; ce qui sied le mieux au genre de l’horreur et de l’épouvante. Pas la peine de faire des détours, il faut asséner un coup direct au menton. Comme cette scène vraiment flippante et éprouvante durant laquelle on « regarde » le comte évoluer comme un lézard sur les murs extérieurs de son château. L’image stupéfiante est rivée là, au fond du cerveau.
Je ne saurais que trop vous conseiller de lire ou relire ce Dracula, car à l’heure où j’écris ces lignes, les feux d’artifice s’apprêtent à embraser nos ciels de fin d’année, vous pourriez bien voir, sous les éclats multicolores, quelque ombre inquiétante glisser avec fugacité dans votre champ de vision.
Traduit de l’anglais par Lucienne Molitor.
Seb.
Dracula, Bram Stocker, Babel, 602 p. , 13€20.