Une odyssée, humaine et non mythique, littéraire et sourieuse, une joie pure en ce mois de janvier. La romancière Elitza Gueorguieva est officiellement française ET bulgare et publie une hilarante Odyssée des filles de l’Est.
Un défi fou, relevé avec majesté réelle, puisque libre de ses mots pour croiser les récits et les cheminements, retracer son chemin, chemin duel, vers la France, réinterroger, la langue, les frontières et chercher le mot, le juste, le fort, l’expérimenté. Déconstruire avec un humour ravageur les préjugés sur « les filles de l’Est » et nous raconter ce pays, le nôtre, où les gens font la fine bouche et ont de grandes gueules ! (ENFIN) défiger les clichés, désattacher ces femmes du regard biaisé qui les enferme, voire les nécrose, pour les remettre en mouvement.
Heureusement la culture est mouvante, quand libérée, puisqu’on est toujours, souvent, parfois, l’étranger de l’autre, le perdu, le bizarre, le pas comme nous, cellui qui n’a pas la bonne mentalité. De corps de d’esprit. Aussi.
“Tu te trompes souvent. Tu remplaces très par grave dans une phrase au registre soutenu et tu dis bien à toi à tes voisins de palier. À la place de récépissé tu comprends laissez-pisser, et tu confonds radié et irradié ainsi que sentier et sentinelle. Tu es littérale et hésitante, alors que dans ton pays tes blagues avaient de l’allure. Parfois tu fais exprès, c’est la seule manière que tu as trouvée d’être drôle. Quand tes erreurs sont volontaires, ça te donne un sentiment d’égalité.”
Et… “Pourtant, ce n’était pas pour archiver que tu cherchais tant à faire son portrait. Plutôt parce qu’elle était de celles qu’on ne montre pas. De celles qu’on évite de voir. De celles qui ne se sentent jamais à leurs places.”
Deux femmes bulgares immigrées en France, l’une étudiante en cinéma, l’autre travailleuse du sexe. Les deux bulgares et débarquées à Lyon en 2001. Une alternance ajustante entre le point de vue de l’autrice. On suit un « tu », son double fictionnel , sans doute, qui étudie le cinéma et vit dans une colocation nommée chez les Trois Bulgares. En plus d’apprendre, de faire et d’analyser des images, elle réalise une recherche sur les mythologies contemporaines et notamment sur la « Fille de l’Est ». Elle observe, décrit son identité multiple, mouvante et déstéréotypée pour la « décalquer, la décorer, la décoder », en quête d’un « laissez-pisser » pour devenir française.
Puis, on suit Dora, « elle ». Quarantenaire turque bulgare, elle est prise dans un réseau de prostitution, on lui fait miroiter que l’argent gagné sera envoyé à son fils. Elle parvient à se débarrasser de son proxénète, mais a du mal à trouver face aux clients des techniques de « débarrassagement ». Elle raconte ses passes, en montre la violence, l’oppression subie par les femmes et les « filles de l’Est », devenues dans les yeux des français des fantasmes stéréotypés, des bêtes curieuses.
Qui est « La fille de l’Est » ? Quels fantasmes l’ont fait naître ? Dès leur arrivée en France, l’une comme l’autre, si différentes, se trouvent assimilées à cette image imposée. Sans même les connaître, « les gens »les Français » leur attribuent des caractéristiques caricaturales infondées. Et ce regard bulgare éclaire au final davantage la France que l’inverse.
Le roman recouvre et recoupe une dizaine d’années. La lumière est mise sur les décalages culturels et linguistiques : «A la place de récépissé tu comprends laissez-pisser, et tu confonds radié et irradié […]» En France, «Les punks sont souvent des fils de PDG, abrégé de président-directeur général». S’y dessine l’histoire d’existences singulières s’y décrypte aussi l’ambivalence, l’enfermement et l’émancipation, du langage.
La joueuse force de ce récit tient dans l’étonnement heureux qui nait des jeux de mots et des quiproquos entre sa langue maternelle et le français. Dans ces pages, on voir recréé un dictionnaire novateur, certaines expressions idiomatiques parfois prises au pied de la lettre. La forme narrative déstabilise joyeusement, secoue le réel et laisse infuser la réalité multisensorielle, ce qu’elle est. En émergent des classements, des pensées des personnages entre les lignes mais pourtant bien dites, des listes de différents types de passe, d’objectifs, d’outils et masques nécessaires pour continuer à faire semblant mais sincèrement.
Échapper aux statistiques, au prépensé, au délit de faciès dénié et refoulé, à la norme, bouleverser les codes et les idées reçues, et réussir à faire rire pleinement sincèrement, ce faisant !
NON, elles ne sont pas toutes slaves (ni bulgares, ni turques, ni françaises), laissons l’identité être encore pleine d’ambivalences. Elles sont « de là d’où elle(s) ne vien(nen)t pas», elle sont un peu tout cela à la fois, l’ambivalence est justesse, l’une ajuste l’autre, donc autrui, comme des identités enfin plurielles. Un effeuillement, une déclinaison, une identité qui se fragmente pour se nuancer, se déclarer, se décoder, mais ne jamais se décourager.
À la fin du récit, bonus inespéré et éclairant, l’autrice met en berne son ironie et expose de quelle façon les choses se passaient en Bulgarie au début du siècle. Une brèche du réel dans l’humour, et oui, une lumière nécessaire pour tenter encore de ne plus être enfermés dans le monde des frontières.
Un texte fou, délicieusement, regorgeant de créativité et l’œil observateur, une oscillation entre candeur et verve pour lister les (res)sources du sexisme, des violences d’État et de la brutalité des préjugés.
Mordillons le réel pour mieux le fissurer.
Odyssée des filles de l’Est, Elitza Gueorguieva, Éditions Verticales, 176 p., 19 €.