L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Anima, Wajdi Mouawad (Babel) – Seb
Anima, Wajdi Mouawad (Babel) – Seb

Anima, Wajdi Mouawad (Babel) – Seb

« L’humain est corridor étroit, il faut s’y engager pour espérer le rencontrer. Il faut avancer dans le noir, sentir les odeurs de tous les animaux morts, entendre les cris, les grincements de dents et les pleurs. Il faut marcher, enfoncer les pattes dans une boue de sang et remonter le long d’un fil d’or abandonné là par l’humain lui-même, lorsqu’il n’était qu’enfance et que nul toit ne scellait son plafond. Animal parmi les animaux, il ne souffrait pas encore. L’humain est un corridor et tout humain pleure son ciel disparu. Un chien sait cela et c’est pour cela que son affection pour l’humain est infinie. »

Photo : D.R.

Rien qu’à la lecture de ces quelques lignes magistrales, on comprend, on sait où on se trouve et d’où parle l’auteur. Dans ses mots, si on est un tant soit peu en prise avec ces choses invisibles qui circulent dans l’air et entre les êtres vivants, on ressent toute l’empathie et la tendresse envers le Vivant. Le monde animal, dont nous faisons tous partie, j’en suis convaincu – l’humain est simplement une espèce animale, comme le loup, l’otarie, le papillon – communique, et son intelligence n’a rien à envier à la nôtre. Très récemment, j’ai vu une courte vidéo qui raconte l’histoire d’un élan qui s’est aventuré en bordure de route. Il s’approchait des véhicules, au point de perturber la circulation. Son attitude faisait penser à un chien qui s’agite pour vous entraîner à sa suite. Au bout d’un moment (qui a dû être interminable pour l’élan), un humain plus ouvert que les autres et moins prisonnier de sa peur que les autres est descendu de sa voiture et a suivi le cervidé. Celui-ci l’a emmené dans la forêt jusqu’à un endroit où se trouvait une cuvette humide remplie de boue dans laquelle plusieurs membres de sa harde étaient prisonniers de la gangue. Un d’entre eux était déjà mort noyé, seuls ses bois dépassant de la matière épaisse, ne bougeant plus, sans vie. Ainsi, cet animal savait que les humains étaient capables de sauver ses congénères. Ce qu’ils ont fait dans un bel élan (désolé pour le jeu de mot) de solidarité. Cela nous apprend beaucoup sur l’intelligence de ces bêtes, sur leur raisonnement et leur entraide, leur compassion mutuelle. J’ai un peu digressé mais cela me semble totalement dans le sujet.

Dans ce roman noir, nous suivons un homme qui répond au nom de Wahhch Debch. Il a découvert le corps massacré de sa femme, un crime perpétré dans des conditions épouvantables. Les premières pages sont racontées par le chat qui vit avec eux, il a tout vu. Tout le long de ce roman ébouriffant de justesse, l’auteur va nous faire entendre la voix du monde animal, domestique et sauvage, avec ses mots, ses sentiments, ses ignorances de l’espèce humaine, ses connaissances aussi. Et c’est magistral. Voilà un roman dans lequel la Nature n’est pas le décor, mais une des narratrices et des narrateurs. Quelle position bien pensée ! Et c’est écrit de telle manière, avec un langage, des mots, un point de vue, qu’on y croit sans hésiter ni se poser la moindre question. On marche !

On peut voir ce roman comme la description de l’itinéraire d’un homme qui traverse des régions à la recherche du meurtrier de sa compagne. Durant cette quête, il va être vu par des animaux très différents ; souvent, il n’aura même pas conscience qu’ils étaient là, à l’observer, à penser, à ressentir. Leur témoignage est fort, pertinent, factuel. C’est un regard sur notre fonctionnement absurde, nos tares, nos agissements irrationnels. Car Wahhch possède un don, un don précieux : il comprend les animaux, il leur parle, parfois un regard suffit. Il est en relation avec eux par quelque chose qui le dépasse mais qu’il accepte.

Il y a dans l’écriture de Wajdi Mouawad la volonté d’inscrire l’ensemble du monde animal dans l’histoire de ce roman, pas comme personnage mais comme acteur et narrateur. Il s’efface derrière les chats, chiens, grues et raton-laveur, loup, ours, araignée, rat.

L’embryon de l’histoire naît au Liban lors des massacres de Sabra et Chatila (ça résonne fortement aujourd’hui…), lieu de naissance de Wahhch, Ramené tout petit par un bienfaiteur dans un camp de réfugiés, il finit adopté au Canada. Mais sa vie est irrémédiablement marquée du sceau de la barbarie. Et comme vous ne l’ignorez pas, on ne connaît de notre petite enfance que ce que l’on a bien voulu nous en dire.
Ce roman, par son postulat, est une leçon de modestie où les bêtes sont au même niveau que les humains, et elles ont la parole, au même titre que les humains. Et ce qu’elles ont à dire est important et pertinent, parce que leur vision n’est pas pervertie par la haine ou cupidité. Après tout, elles sont les témoins silencieux de la folie humaine.

J’ai parfois souffert à lecture de ce roman. Mais c’est une chance d’éprouver ce genre de sensation en lisant, on lit pour ça non ? J’ai souffert, j’ai angoissé, je me suis fait du souci pour tel animal ou un autre, j’ai eu les yeux humides face au sort réservé à certains. Ça fait plus d’un mois que j’ai lu ce grand roman, et je pense encore à cette femelle raton-laveur, je pense encore à cette grue blessée (si tu as lu ce roman, tu sais).

Par le truchement du périple de Wahhch, l’auteur nous parle aussi de ce monde tout entier tourné vers l’argent et l’obsession du profit, par les moyens légaux ou pas. Il nous décrit le monde des voyous et celui des instances dirigeantes ou de leurs séides, interconnectés. Il nous montre l’état des réserves indiennes, ghettos abandonnés à la volonté de dieux anciens et muets. Wahhch traverse un monde de violence où la compassion est une faiblesse fatale. Mais le monde est fait de nombreux petits mondes, et notre homme va croiser des bons et des moins bons.

C’est très rare de rester abasourdi après avoir terminé un livre, soyons honnêtes. Mais parfois, on est sonné, bien remué en-dedans, et des voix perdurent en nous longtemps après avoir refermé l’ouvrage. Ce roman est de cette trempe. Si on a un peu de flair et d’expérience, on sait quand on tombe sur ce type de bouquin. Dès le début j’ai su. J’ai su qu’il figurerait dans les trois livres les plus marquants de cette année, et probablement que si un jour je tente d’élaborer une liste des livres qui m’ont le plus marqués, il sera dedans, avec Les étoiles s’éteignent à l’aube, avec Julius Winsome, avec Grossir le ciel, avec Dans le silence du vent, avec La mort et la belle vie, avec Bénis soient les enfants et les bêtes, avec Différentes saisons, avec L’étage des morts, avec Derrière les panneaux il y a des hommes, avec Les cœurs déchiquetés, avec Il restera la poussière, liste non exhaustive. On est dans ces belles eaux-là, pures à l’extrême.

PS : je témoigne ici de ma gratitude à Virginie Riauté Michelon pour m’avoir fait découvrir ce roman d’exception.

Seb.

Anima, Wajdi Mouawad, Babel, 500 p. , 10€20.

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