C’était un premier roman, d’un auteur de polar, mais pas que, devenu incontournable avec le temps. Il est réédité aujourd’hui comme un classique nécessaire.
Joseph Bialot, de son vrai nom Bialobroda, est né à Varsovie en 1923. Il a ensuite été emmené avec ses parents à Paris en 1930, dans le quartier ouvrier de Belleville. 𝐋𝐞 𝐬𝐚𝐥𝐨𝐧 𝐝𝐮 𝐩𝐫𝐞̂𝐭-𝐚̀-𝐬𝐚𝐢𝐠𝐧𝐞𝐫 est son premier roman, publié en 1978, et c’est tout de suite un coup de maître qui remporte le Grand Prix de littérature policière . Une plume, un style, un humour décapant. La « Série Noire » a décidé de le rééditer pour rendre hommage à l’auteur.
Un roman emblématique qui se déroule à Paris, dans le quartier du Sentier, longtemps haut lieu de la confection avec une forte communauté juive, le quartier de la confection (et de la prostitution), qui fut « le premier centre textile d’Europe». Ce roman a trait à un domaine que l’auteur connaît bien, par atavisme : les shmattès, qui lui feront créer le mot « schmatologues », pour décrire son quartier dans un roman qui nous livre sa vision du monde, son regard et son humour noir entraînants, éclairants et dévastateurs. Ne guère se faire d’illusion sur ce qui l’entoure et partager ça avec tout un chacun.
Une enquête intrépide dans les années 70 sur les traces d’un tueur en série, sur fond de racket, de mafia, d’immigration avec une équipe de policiers qui portent des noms de station de métro. Et c’est là toute la verve et valeur de ce polar, à priori classique, mais, mais émaillé de l’humour personnel de l’auteur.
L’intrigue est servie par une écriture que l’on reconnait de suite
Les deux jeunes femmes égorgées, dont les cadavres gisent, sanglants, dans les coupons de tissus à même le trottoir, font titrer un journal (de droite, c’était déjà si clair) : « La France livrera-t-elle des poignards aux pays arabes ? »
Cela se passe peu de temps après la guerre des Six-Jours de 1967 et les événements de Mai 68. « Les intellectuels, épuisés de parler d’agir, partent faire la ré-vo-lu-tion dans le Luberon.». Il ajoute une pincée de meurtres sanglants et quelques flics qui mènent l’enquête de son écriture fulgurante, imagée, gorgée de jeu avec les mots, le réel, les a priori. Un humour encore libre, en somme. Toute une époque décortiquée qu’il est fort plaisant de relire, ces temps ci , puisqu’il y avait des 2 CV, on lisait France-Soir, on fumait des Gauloises, des Gitanes, Paris était entouré de bidonvilles, les noms de Krivine et d’Arlette Laguiller semblaient encore dire quelque chose. Un temps d’avant avant…
Une revisite en polar aussi délicieuse que prometteuse de boucles avec un sens revigoré
La construction du Salon du Prêt-à-Saigner semble moderne vue l’époque à laquelle il a été écrit. L’alternance des points de vue, le rythme soutenu, l’humour railleur, font qu’on ne s’ennuie jamais. D’autant que Joseph Bialot parsème ses chapitres de quelques répliques et sentences absolument pas sentencieuses mais justes. Pas posées là par hasard, en tout cas.
« Sous le règne du fais-ce-qu’on-te-dit-et-ne-fais-pas-ce-que-je-fais, tu trouves le monde con, les parents bornés, le travail chiant, les études imbéciles, tu flippes, alors un jour, par un copain, par une nana, c’est la défonce, extra, et le besoin grimpe, la seringue, le pied, le plaisir, la lumière, et la came commence à te bouffer, elle te bouffe, un cancer total, absolu, tout y passe,métastases dans la tête, dans le cœur, dans les couilles, tu essaies la cure, dur, très dur, infernal, ça va si t’as quelqu’un pour t’aider, pour t’écouter, mais tu trouves qui, tes parents, ils tremblent, ragots du voisinage, tu parles un fils camé, c’est comme s’il était pédé, péché capital, la tare de la famille, les copains, s’ils sont comme toi ils viennent se shooter avec toi s’ils n’y touchent pas alors, ils te regardent, essaient de comprendre, un instant, savent que t’es foutu, que tu n’as plus qu’une seule liberté, courir après la came pour ne pas manquer.»
« La psychanalyse ne le passionnait guère et en fait de transfert il ne connaissait que celui du Quai des Orfèvres à Fleury-Mérogis ou à Fresnes.»
Il faut lire ce roman, mis en avant par l’excellente collection « Classique » de la Série Noire des Éditions Gallimard pour arpenter sa sociologie brutale, sa drôlerie pure et juste, sa précision sur l’immuable nature humaine et la disparition d’un Paris désormais introuvable, sa mélancolie douce et son sens du rythme saisissant.
Un auteur incontournable, même si disparu
Joseph Bialot s’est éteint en 2012. « C’est en hiver que les jours rallongent », sur sa déportation à Auschwitz, qui date de 2002, est reparu en même temps chez « La manufacture de livres »
Margot.
Le salon du prêt-à-saigner, Joseph Bialot, Gallimard / Série Noire, 240 p., 12€.