« Lui faisait quelques pas, et il était au cœur de la nuit. Il venait d’entrer dans le bois, il ne savait plus s’il existait seulement, tellement toute sa personne était supprimée, de sorte qu’il lui fallait aller chercher son corps avec sa main ; il devait promener sa main sur les habits couvrant son corps, sur le drap rêche, sur les boutons, sur les revers des poches, sur la toile de sa chemise. »
La première chose qui m’est venue à l’esprit en lisant ce roman de 1925 publié à l’époque chez Grasset, ce sont les concordances avec Jean Giono. Contemporains, ils ont dû se lire, chacun d’un côté des Alpes. Peut-être se connaissaient-ils, il faudra que je cherche un peu. J’ai retrouvé dans la voix de Ramuz celle de Giono. Sans doute que si j’avais lu Ramuz avant Giono j’aurais dit que j’avais retrouvé la voix de Giono dans celle de Ramuz.
Deux romanciers des grands espaces, qui donnent une dimension extraordinaire aux territoires et toute sa place à la Nature ; deux hommes maniant le verbe d’une façon atypique, et ça fait grand bien car de nos jours, dans une littérature submergée par une certaine norme, ce genre de voix n’est pas si courant. Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas écrit, il y a des voix singulières aujourd’hui, mais elles ne sont pas majoritaires.
D’abord, ce qui frappe, c’est l’atmosphère qui est instaurée, dès les premières lignes. Par un dialogue qui fleure bon la campagne et le rural, l’air de rien, l’auteur nous refile des informations de première bourre sur le nœud de l’histoire, par ce vote du conseil municipal, avec ces allusions des uns et des autres sur les « évènements » qui se sont déroulés il y a vingt ans là-haut, sur cette pâture pour le moins inquiétante. Et déjà, Ramuz nous montre une fracture sociétale, les jeunes d’un côté et les anciens de l’autre, et les hommes qui décident, et les femmes absentes. Ici, il est question de mémoire. Il y a ceux qui étaient là vingt ans plus tôt et qui se souviennent. Il y a les autres, trop jeunes, dont la mémoire fait défaut. Car entendre parler d’une chose n’est pas comparable à la vivre.
Sans qu’on s’en soit rendu compte, après deux ou trois pages, Charles Ferdinand Ramuz nous a embarqués dans son récit, et en bon dramaturge, il y injecte les deux ingrédients indispensables : le conflit (jeunes contre vieux) et l’enjeu (la pâture, le pouvoir). Par les allusions des uns et des autres, il distille des bribes sur cette chose si terrifiante un peu taboue qui s’est déroulée sur cet alpage vingt ans plus tôt et dont pas mal ont conservé une peur viscérale. Ajoutez à cela un peu de croyances, de légendes, de malédictions, et vous obtenez un produit assez instable qui peut exploser à tout moment.
Parce que bien sûr l’Humanité ne se refait pas, ils vont y retourner dans cet endroit maudit, où le sang a coulé. L’appât du gain, toute cette bonne herbe grasse perdue alors que les bêtes pourraient s’y régaler. Vingt ans, c’est ce qu’il a fallu pour que le village se décide. Entre le manque de mémoire et les alliances politiques de village, la messe était dite.
Nous lecteurs, trempons dans cette ambiance délétère et ce climat menaçant sans en avoir l’air. On sait que quelque chose va arriver, mais on ignore quoi ou qui, et même quand et comment. Et une fois l’équipe de bergers là-haut, on est aux aguets, on tend l’oreille, et la nuit on ne dort pas vraiment.
Avec un réel et un très fin sens de l’épouvante, Ramuz appuie sur ce que Stephen King nomme « les points de pression » du lecteur, ces zones que nous avons en commun et qui sont sensibles à la peur, la frayeur, qui sont aptes à les faire naître, plus exactement. 187 pages pour faire flipper grave comme dirait une certaine génération. Et cela sans effets spéciaux, à l’ancienne, rien qu’à l’écriture.
L’écriture justement. Parlons-en. L’auteur fait un usage récurrent de la métalepse, ainsi par l’usage du « vous » il nous implique dans l’histoire, il nous parle, on y est, on ressent ce que ressentent les personnages, on voit ce qu’ils voient, on ne peut pas s’échapper.
Et puis il y a une pratique des temps de conjugaison bien à lui, et si elle peut décontenancer, elle fonctionne à merveille. Si on ajoute à tout cela une langue riche, avec des localismes, des expressions, une formulation très typique du romancier, des formules qui font mouche par leur originalité, exemple dans l’exergue « il ne savait plus s’il existait seulement, tellement toute sa personne était supprimée », des choses comme ça, sorties de nulle part et qu’on prend en pleine figure.
Charles Ferdinand Ramuz est toujours disponible, il faut le lire, c’est un auteur majeur de la francophonie.
Seb.
La grande peur dans la montagne, Charles Ferdinand Ramuz, LGF, 185 p. , 6€90.