Initialement reconnu comme dramaturge et metteur en scène canadien, Jordan Tannahill s’est d’abord fait remarquer en France avec Liminal, un premier roman paru chez La Peuplade en 2019, inclassable et profondément original. Cinq ans plus tard, cet Infrason devrait confirmer le talent singulier de cet auteur, plus jeune dramaturge à avoir reçu deux fois dans son pays (en 2014 et 2018) le prestigieux Prix du Gouverneur Général pour ses pièces de théâtre.
« Claire Devon est réveillée une nuit par un bruit étrange, sourd et continu. Ni son mari ni sa fille ne l’entendent et plus les jours passent, plus Claire éprouve des symptômes désagréables : saignements de nez, migraines, insomnies. Après avoir consulté tous les médecins possibles, elle trouve enfin une oreille attentive en la personne de Kyle, l’un de ses étudiants qui, lui aussi, entend ce son. C’est le début d’une spirale infernale pour Claire et tout son entourage. » (Quatrième de couverture).
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jordan Tannahill s’y entend comme personne pour attraper son lecteur par le col dès les premières lignes (« Il y a de grandes chances pour que vous soyez, à un moment ou à un autre, tombés sur le mème viral me représentant en train de hurler nue devant une rangée de caméras de télévision (…)). Mais, là où certains peinent ensuite à tenir la route sur le reste du roman, il ne lâche rien avant la fin et nous laisse 360 pages plus loin, étourdis et conscients d’avoir dévoré un livre aussi prenant que singulier.
C’est par la voix de Claire Devon que nous est contée sa propre histoire et c’est sans doute là que réside la grande force de ce roman tant Jordan Tannahill parvient à déstabiliser par le décalage entre ce que vit Claire et sa façon de le raconter, d’une part, et la façon dont les mêmes faits sont appréhendés par son entourage et le lecteur lui-même, d’autre part. Claire, enseignante de métier, tente de rationaliser chacun de ses choix, de ses faits et gestes mais ce qui lui semble logique et sensé dans sa situation ne l’est pas absolument pas aux yeux de sa fille, de son mari ou de l’établissement au sein duquel elle exerce. Ses rapports avec Kyle puis avec Howard, Jo et celles et ceux de Sequoia Crescent ne sont rien d’autre pour elle que la possibilité d’être comprise et de pouvoir partager cette expérience hors du commun qu’est le Bourdonnement, la seule possibilité qu’elle ait trouvée de ne pas finir seule et folle.
Construit sur une trame aussi fine que casse-gueule, Infrason ne déçoit à aucun moment car Jordan Tannahill possède un vrai sens du rythme et, après avoir installé une véritable tension dès les premières pages, il parvient à la maintenir jusqu’au dénouement du livre, lequel est à la hauteur du reste. On a trop lu, ces dernières années, de livres bâtis sur une idée forte mais dont les auteurs peinaient à tenir leur intrigue jusqu’au bout et se montraient souvent médiocres et décevants dans leurs dernières pages. Ce n’est pas le cas ici et Tannahill nous offre une peinture au scalpel de la société américaine à l’ère Trump, entre manipulation, individualisme, sectes et complotisme. La dégringolade de Claire Devon, même vue à travers ses propres yeux, semble symptomatique d’une époque marquée par la défiance et la peur qu’alimentent des médias pour le moins douteux et des politiques guère plus brillants. La seule véritable réussite finale de ces institutions est de jeter en permanence de l’huile sur le feu d’une société en proie à des questions auxquelles elle ne trouve nulle réponse. C’est ainsi que fonctionnent les sectes, c’est ainsi que naissent les théories du complot …
Éminemment contemporain, Infrason est le roman noir d’une dérive, celle d’une femme et, à travers elle, celle d’une poignée de personnes dans lesquelles elle a cru pouvoir se retrouver. C’est également et surtout le constat d’un échec collectif cinglant, d’un désaveu envers les politiciens, celles et ceux qui sont censés nous apporter des réponses et dont la voix s’est tellement brouillée ces dernières années qu’elle n’est plus entendue. Dans un monde où les repères traditionnels tombent les uns après les autres, la trajectoire de Claire Devon résonne avec bien d’autres destins. C’est en tout cas un roman brillant qui, s’il n’apporte pas forcément de réponses aux maux qu’il décrit, sait rappeler l’importance et la force de l’amour et de la famille, sans pour autant tomber dans la mièvrerie ni dans un discours conservateur de bas étage.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau.
Yann.
Infrason, Jordan Tannahill, Le Seuil / Cadre Vert, 368 p. , 22€50.