« Le lieutenant jaugea le DAF. Des montagnes lointaines, presque irréelles, bouchaient une partie de l’horizon. Une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau, estima-t-il, pour que le fuyard ait eu une chance raisonnable d’en réchapper. Toute l’après-midi, la barrière rocheuse avait tremblé dans la chaleur et s’était vêtue d’une parure mauve et orange. Sa carapace de couleurs avait semblé protéger un animal endormi. L’homme devant lui, avait dû rêver à ces fameux sommets. Il avait dû prier pour qu’ils viennent jusqu’à lui. »
L’histoire. De nos jours, un vieil homme solitaire meurt suicidé dans la campagne aveyronnaise. Dans les années 70, un mystérieux individu liquide des hommes en leur murmurant une poignée de mots à l’oreille. Hier et aujourd’hui, au Niger, en Algérie, en France, des personnes en clair-obscur interagissent dans l’ombre déportée de la guerre d’Algérie.
Il y a, dans ce roman noir, quelque chose du Cercle rouge, l’immense film de Jean-Pierre Melville, qui en a commis quelques-uns, des immenses. Cette trame lente, sournoise, ces chemins éloignés qui se rapprochent inéluctablement, avec dessus, ces hommes torturés par un passé purulent et toxique. Le temps les relie, le sang les condamne, l’Histoire les abrite.
Christian Viguié trousse une histoire singulière en utilisant l’outil très prisé de la vengeance. Déjà, faire cela c’est culotté et c’est réussi. Il faut dire que le client est aussi et avant tout un poète de première bourre (prix Mallarmé en 2021) pour son recueil Damages paru aux prestigieuses éditions Rougerie. Parce qu’un poète qui écrit un roman noir, c’est une chance pour la littérature. Il lui offre ce qu’il a de plus précieux, son regard sur ce qui l’entoure, sa capacité à dire le beau sans taire le laid, il lui offre sa façon d’être au monde, sa verve, ses mots imparables qui font mouche et aiguillonnent le cœur.
« Une pierre jetée dans l’eau était préférable au sommeil d’une eau immuable. »
Christian Viguié s’empare de la question de la guerre d’Algérie, un drame jamais réglé par la nation, un truc épouvantable enseveli sous le sable du désert et du tabou, rejeté par des générations d’hommes et de femmes politiques, renié par tous les présidents de la Vème république jusqu’à Jacques Chirac. Ce que le pouvoir gaulliste nommait « les évènements » (déjà la novlangue et la pratique de l’euphémisme à la charnière des années 50-60 !), fut une ignominie et un désastre qui laissa des cicatrices suppurantes chez les civils et dans la caboche de certains militaires, jeunes appelés du contingent impréparés à rencontrer la barbarie au pays de Montaigne et Voltaire.
On n’a pas fait mieux que la littérature pour parler de ce qui a été tu trop longtemps. On se demande parfois à quoi sert la littérature, quel est son pouvoir, si elle en détient un. Et bien elle sert à ouvrir des brèches dans le secret, à faire surgir la lumière dans les vieilles tombes, à désinfecter les âmes et les anciennes blessures en disant les choses, par le biais de la fiction qui traite du passé, ce passé qui, non assumé, pollue le présent. C’est une très vieille leçon que pourtant nous avons du mal à retenir.
Je ne vais pas te causer de l’histoire, tu dois la découvrir, marcher avec ces personnages, éprouver la violence brute, la sauvagerie, la vengeance, la solitude des assassins. Peut-être qu’un romancier n’aurait pas suffi pour parler de cela, mais le concours d’un poète, ça aide.
« On ne se débarrasse pas des morts mais plutôt de ce que fut leur vie. »
En racontant cette histoire avec une écriture sublime, en faisant vivre des personnages puissants et travaillés, l’auteur fait œuvre de justice, redonne vie à des oubliés et des fantômes qui n’avaient pas trouvé la paix. Il rappelle que les factures doivent être payées par les bourreaux pour que les fantômes puissent enfin rentrer en chez eux en paix.
Il faut lire Le Coureur de serpents. En plus tu verras, il y a John Steinbeck qui se cache entre les pages.
Seb.
Le Coureur de serpents, Christian Viguié, Éditions Les Monédières, 202 p. , 20€.