« Chaque jour, ils avaient une vue dégagée sur l’horizon dans toutes les directions et ils commencèrent à apercevoir vaguement une chaine montagneuse à l’ouest, dans le lointain. Un léger canevas dentelé qui découpait une ligne bleue, dentelée elle aussi, dans le soleil rouge quand il sombrait, et qui se dressait, d’un bleu de fumée, dans l’air du matin. Le soir, ils observaient la nuit effacer l’est et passer au-dessus d’eux pour ensanglanter l’ouest. »
L’histoire. Vers 1850, en Amérique du Nord, Pigsmeat et Tom, deux amis d’enfance qui se sont retrouvés malgré les soubresauts de l’Histoire, escortent une ancienne esclave, Flora, qui transporte dans un cercueil rempli de sel, le cadavre du fils de son ancien maître. Elle compte bien lui présenter le corps et ainsi accomplir sa vengeance.
De Lance Weller j’avais lu Wilderness. Un sacré roman. Celui-là a attendu longtemps sur mon étagère, « baraquement » Gallmeister. L’auteur me l’avait dédicacé le 10 juin 2017, à Limoges. Les 10 juin, en Limousin, c’est toujours spécial. Cette fois, une fois n’est pas coutume, c’était pour une joie.
Je ne vais pas dire grand-chose de ce roman, parce que je veux que vous découvriez chaque pierre du désert, chaque chariot brisé et mangé par le soleil. Je veux que vous ressentiez les dents de la chaleur, la mâchoire du froid, le vertige des immensités et la morsure du fouet et celle de l’humiliation. Je veux que vous appreniez à connaître Pigmeat et Tom, et aussi Flora, ils sont de ces personnages qu’on n’oublie pas de sitôt, du genre à vous coller aux basques pendant des mois et à revenir quand on ne s’y attend pas, avec des tournures de phrases ou des attitudes. Certains romans, souvent des policiers ou des thrillers, fonctionnent essentiellement sur l’intrigue (ceci n’est en aucun cas une critique alors rangez vos couteaux !), on veut connaître le fin mot du mystère, qui a tué, qui a violé, qui à tué et violé, qui a massacré hommes femmes enfants veaux vaches cochons.
Et puis il y a des romans qui fonctionnement par leurs personnages. Léchés, travaillés et fignolés avec amour, parce qu’une chose est sûre, il les aime ses personnages, Lance Weller. Ils ont un eu une enfance, qu’on connaît, ils ont grandi et vécu des choses, pas souvent chouettes, le monde les a façonnés, ils se sont adaptés, malgré eux, et pour ainsi dire, ils en portent la croix.
Flora, beauté rare et noire-marron, a fait l’expérience que tant d’autres ont fait avant elle, celle de l’oppression et de l’esclavage ; l’esclavage, frère jumeau du racisme, premiers rejetons du capitalisme. Du pire de l’humanité elle connaît tout. Mais ni les brimades, ni les abus, ni l’enfermement, ni la violence des hommes n’ont pu réduire cette flamme qu’elle entretient au fond des yeux. Une forme de fierté irréductible.
Et ces trois personnages vont évoluer dans un pays en pleine mutation, en changement perpétuel, aux frontières provisoires qui avancent sans cesse, irriguées par ces colonnes de charriots de colons qui filent dans toutes les directions depuis l’Est. Ils vont rencontrer, seuls ou rassemblés, des gens bien et des pures crapules, tout ce que la conquête de l’ouest et le vol de la terre indienne a produit de mieux et de pire.
Quand j’ai lu Les Marches de l’Amérique, j’ai pensé à Cormac McCarthy. Pas vraiment par l’écriture – McCarthy est inatteignable – mais l’écriture est quand-même de très haut niveau ; ce qui m’a fait penser à l’Illustre, ce sont encore une fois les personnages. Pigsmeat et Tom sont des cousins des deux héros de la trilogie des confins, John Grady Cole et Lacey Rawlins.
Comment ne pas penser au Juge de Méridien de sang quand on rencontre James Kirker ? C’est beau, c’est puissant et c’est profond. Le personnage de Flora place la barre très haut, elle vit dans ses contradictions, ses doutes, elle est magnifique de résilience. Elle est la résilience même.
Démonstration : Et en fin de compte, il n’était en rien différent de nous, et il ne garderait aucun souvenir de ce premier contact dur avec une main étrangère. Pourtant, au cours des années qui allaient suivre, il lui arriverait de temps à autre de lever les yeux de ce qu’il était en train de faire, ou lors de ses allées et venues à travers les vastes territoires de l’Ouest américain, comme si quelque chose – qui n’était pas le vent – venait de lui lisser les cheveux, alors il frissonnerait, puis il avalerait sa salive, perplexe et songeur. Et il aurait beaucoup de mal à trouver le repos en dormant sous les cornes d’un croissant de lune.
C’est tout simplement somptueux. L’écriture de Lance Weller a rencontré ses personnages, ils font la route ensemble.
Une autre, pour le plaisir : Des années plus tard, ils étaient devenus bien différents de ce qu’ils avaient été. Différents ou épurés, en quelque sorte, pour être plus conformes aux choses qu’ils portaient dans le cœur.
C’est pour cela que je lis, pour débusquer des pépites pareilles, comme l’orpailleur qui tamise, les pieds dans la rivière glacée qui serpente et dévale des montagnes. Et ce roman, en matière d’or, c’est un putain de gisement.
Lance Weller a écrit une épopée, il ne nous épargne rien, mais on ne lit pas pour être épargné. Il montre cette nation qui se construit dans la violence, qui se bâtit par la violence, qui n’envisage la résolution de quelque problème que par la violence. Il montre aussi une hiérarchie de la violence, dans sa pratique et par rapport aux êtres humains sur lesquels elle est appliquée. Comme un sacrement, mais qui n’expédie pas tout le monde au même endroit. Il décrit une époque et une période, ce fameux clair-obscur, cet entre-deux où surgissent les loups. L’auteur gratte le dos de l’Amérique avec une paille de fer, il met son Histoire à vif, et exhume les cadavres des placards, sûr que ça doit la démanger, l’Amérique, même encore, plus que jamais.
Les Marches de l’Amérique est un très grand roman, ne passez pas à côté.
Traduit de l’américain par François Happe.
Seb.
Les Marches de l’Amérique, Lance Weller, Gallmeister / Totem, 368 p. , 10€20.