» – Et mes fesses, elles sentent le complot ? reprit Chico. Cessez donc de dire des conneries : vous savez comme moi que nos moyens sont limités. Nous n’avons que nos cerveaux pour penser, notre intelligence pour contester et notre prudence pour fermer nos gueules. » Les hommes se regardèrent gravement, mesurant la sagesse du coiffeur. Il n’était pas question bien sûr de mettre le pays à feu et à sang. D’ailleurs, comment eussent-ils pu le faire , Ils n’étaient que quatre, six parfois ; c’était un peu court pour faire la Révolution.
Publié il y a 19 ans aux éditions de La Dragonne, chez qui on avait pu lire et apprécier plusieurs romans de Mark Safranko, La Boucherie des amants est signé Gaetaño Bolán, auteur né au Chili et qui y vit encore après avoir passé quelques années en France, ce qui lui a permis d’écrire ce texte directement dans notre langue. Ce premier roman fut suivi d’un second en 2009, Treize alligators. Depuis, plus rien …
Même si l’on ne sait rien des raisons pour lesquelles aucun autre roman de Bolán n’a été publié depuis des années, il faut bien reconnaître que lorsqu’on publie un premier roman de cet acabit, il n’est pas forcément évident de poursuivre sans décevoir. Car ce qu’on trouve dans ces 82 pages contribue à en faire un classique instantané, un de ces textes dont la force et l’évidence nous frappent à chaque page.
La Boucherie des amants se déroule dans une petite ville du Chili dont on ne connaîtra pas le nom. Pinochet est au pouvoir depuis des années mais la fin de son règne est proche, même si nul ne le sait encore. Dans cette ville grandit Tom, un enfant aveugle, élevé par son père, Juan, le boucher du quartier. L’enfant n’a jamais connu sa mère, morte en lui donnant le jour. Tom est donc élevé par son père et éduqué par Dolorès, l’institutrice de la ville, qui ne laisse pas Juan indifférent. Certains soirs, Juan et ses amis, parmi lesquels Chico le coiffeur, se réunissent dans l’arrière-boutique de la boucherie, autour d’une ou plusieurs bouteilles d’eau de vie et rêvent de révolution.
Sous ses allures de fable légère et poétique, La Boucherie des amants, et c’est de là que le roman tire toute sa force, se métamorphose peu en peu en réquisitoire implacable contre le régime de Pinochet et celles et ceux qui, par le silence ou la délation, s’en sont rendus complices. Gaetaño Bolán passe en quelques pages d’une comédie douce-amère à la véritable tragédie d’un peuple étouffé sous le joug d’une dictature d’autant plus impitoyable qu’elle pressentait sans doute sa fin proche. Mais il parvient en même temps à garder jusqu’au bout dans son écriture cette espèce de grâce qui fait de son roman un texte lumineux malgré la noirceur du propos. Il est toujours temps de découvrir cette Boucherie des amants qui pourrait aisément trouver sa place dans une bibliothèque entre le Matin brun de Franck Pavloff et La Ferme des animaux d’Orwell.
» (…) à voir ainsi le gamin danser sous l’eau belle, faisant du déluge une joie de marelle, on eût dit que la pluie lavait tous les méfaits des hommes. »
Yann.
La Boucherie des amants, Gaetaño Bolán, La Dragonne, 82 p. , 13€70.