« L’histoire de l’Alice avait été comme un feuilleton en vrai qui l’avait distraite de la mort de Pierre. La mère, ou Jean, n’avaient pas été distraits. Elle ne savait pas ce que pensait le père ; mais elle avait compris pour Jean quand il avait refusé de venir à l’enterrement de l’Alice. Il avait dit à la fin du repas en regardant devant lui qu’il devait rester pour une vache dont le veau se présentait mal, et que, de cette église, des enterrements, des paroles des gens sur les jeunes qui partaient à la place des vieux, il en avait par-dessus la tête, et pour toute la vie. »
Avec sa plume en forme de scalpel, Marie-Hélène Lafon raconte la vie de Marie et Jean, derniers enfants de la famille Santoire, dont la ferme est toute leur vie. C’est le récit de la fin d’une lignée, et à la campagne plus qu’ailleurs, un nom qui se perd, il n’y a rien de pire pour ceux qui restent à regarder l’agonie.
Elle vient de ce milieu Marie-Hélène Lafon, alors elle connaît. Elle sait les longues soirées dans la scansion de l’horloge monumentale, elle sait les craquements des bûches dans l’âtre, elle sait les silences qui font des mots et puis des phrases. Elle sait aussi en creux, ce qui n’est pas dit autour de la table, cette table où chacun a sa place bien déterminée, une forme de hiérarchie. Pour parler des parents, ou même rien qu’y penser, les enfants disent « le père la mère », rocs pleins de mystères et de silences, surtout la mère, parce que chez les Santoire, si elle a pris le nom du père, c’est quand-même elle qui a apporté les terres et les moyens, et ça, à la campagne, ça compte.
En prenant son temps, en décrivant le quotidien de cette famille qui a raté le train de la modernité, qui a raté le train de l’amour aussi, par cette fenêtre de laquelle ils observent les voisins, ces tonitruants et remuants voisins, qui ne leur ressemblent en rien, l’auteure montre ce qu’est la vie à la ferme, dans une famille où on tient bien serré ses sentiments en-dedans de soi, où on cadenasse ses émotions, parce qu’on a toujours fait comme ça, depuis la nuit des temps, par atavisme, par fierté, surtout parce qu’on ne sait pas faire autrement.
Alors on suit cette lente et longue glissade vers la fin, avec les habitudes qui finissent par constituer des murs porteurs du quotidien ; rassurantes habitudes, l’heure du facteur, l’épluchage du journal, bien à sa place dédiée, les secondes qui cognent contre la vitre de la pendule, les allées et venues des voisins bruyants, le repas à penser puis à préparer, les bêtes à s’occuper et puis une fois la retraite prise, l’immense plaine du temps devant soi, avec un horizon si loin qu’il faut, pour ne pas devenir fou, se mettre des pensées dans la tête et les ressasser, ruminer comme dit la mère. Ruminer, encore et encore, tourner la chose dans tous les sens, envisager, refaire l’histoire, ruminer encore parce que l’histoire est là tout autour dans les murs et le plancher et qu’elle ne se refait jamais.
C’est aussi, et c’est peut-être le plus beau, le récit du deuil qui devient tabou. La perte d’un enfant, même adulte, c’est une croix trop lourde à porter. Même à plusieurs. Alors on range la chambre du mort, personne n’y dormira plus ; plutôt dormir par terre. On en fait un mausolée, une chambre qui ne sera plus qu’une porte fermée, silencieuse du dernier soupir du mort, remplie de souvenirs qu’on ne veut pas remuer parce que ça fait trop mal et que ça pourrait pousser à en parler. Verser une larme devant les autres, impossible. Mieux vaut rester droit, impassible faute d’être impavide.
L’histoire de ces derniers indiens, c’est l’histoire du cortège des jeunes et des vieux qui partent, pas toujours dans le bon ordre, et qui laissent un trou béant qu’on n’a pas appris à combler, alors ça résonne trop fort dans les caboches. Ça laisse trop de temps pour ressasser, penser aux mots qu’on aurait dû dire à un moment précis mais qu’on n’a pas prononcés, en sachant très bien qu’il fallait les dire pour faire aller mieux, mais la fierté, l’orgueil. Trop de temps pour ruminer les routes qu’on n’a pas prises à tous ces carrefours de la vie. Et par la fenêtre, ces voisins qui prennent tant de routes à la fois…
Il y a beaucoup de tendresse dans l’écriture sèche de Marie-Hélène Lafon, sèche de mots, mais pas d’émotions. À sa manière, elle nous montre un monde qui disparaît, et plus que ça, un monde mais aussi des histoires multiples, des gestes qui vont de perdre, des expressions et des mots qui s’effacent, une langue sous la langue qui s’éteint dans ses ultimes accents.
Comme avec ceux d’Amérique, on est en train de liquider ces indiens-là. On a confisqué leurs terres, doucement, lentement, avec les banques, le fameux marché qui dicte sa loi. On n’est pas allé jusqu’à les tuer, quoique, on les a laissés mourir, c’est presque pareil. On a laissé les fusils parler une dernière fois, ou les cordes à une poutre de la grange, au pire c’est avec la mort aux rats.
Rien que cela mérite amplement de fourrer son nez dans ce roman, mais il y a un supplément, ce mystère de la disparition de « l’Alice », ce fil rouge dont on sent bien que ça va nous mener quelque part à un moment donné, ça c’est subtil et grand, mais sans en rajouter, pas d’artifice, juste la douleur, juste la vie des gens. Et Marie-Hélène Lafon, enfiévrée, nous fait comprendre que même après des décennies à vivre avec d’autres êtres humains, ils restent pleins de mystère et d’ombre.
Venez voir les derniers indiens, ils ne sont plus là pour longtemps.
« L’artisan a posé les nouvelles fenêtres en plastique blanc, mais le froid vous gagne, et quand il est dedans, vous le sentez tout le temps, en regardant la télé, au lit, et là, c’est fini, c’est le signe. Les vieux croyaient revenir, l’été, peut-être, ils se le faisaient croire, pour gratter un bout de jardin et s’asseoir sur le banc, et être dans ses affaires ; mais dans ces maisons de retraite, les vieux perdent toutes les habitudes de lutte, ils oublient, ils baissent, très vite, ils ne reviennent pas. »
Les derniers indiens, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 176 p. , 18€50.