L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Vic Chesnutt, le calme et la fureur, Thierry Jourdain (Playlist Society) – Margot
Vic Chesnutt, le calme et la fureur, Thierry Jourdain (Playlist Society) – Margot

Vic Chesnutt, le calme et la fureur, Thierry Jourdain (Playlist Society) – Margot

Ces temps-ci, comme à d’autres cela dit, on ressent une grande nostalgie et on se sent fragile, brinquebalant. Ayant besoin d’un retour aux sources de nos vie, on se prend à réécouter des albums qui ont compté, éminemment, pour nous, pour notre sensibilité. Il est parfois des choses fondatrices de l’être qu’on est devenu.

On se souvient, aussi, de concerts auxquels on a eu la chance d’assister. Et parfois, on se retrouve avec entre les mains et sous les yeux une parenthèse temporelle qui est un nuancier de tout ça.

À peine le titre entrevu, le nom qui en est le sujet, on chante déjà. On danse, on vibre, et oui, on se souvient. On se dit qu’en tant que libraire, si tel était était le cas, on mettrait ce livre entre toutes les mains, pour partager cette vie là, cette discographie, ce génie du mot, du rythme, de la rage et de la douleur.

Mais aussi la vie de cet artiste mis à nu, tel qu’en lui-même, avec ses ambiguïtés, sa solitude abyssale, et l’envers du rêve américain qu’il a vécu et mis en mot, en musique.

Je me souviens personnel et ému

Je me souviens avec émotion d’un concert auquel j’avais assisté au Café de la danse, à Paris, en tournée pour promouvoir son disque « North Star Deserter« , un album joué en compagnie des canadiens du groupe A Silver Mt. Zion.

Un concert auquel j’étais si heureuse d’enfin pourvoir être spectatrice de ce talent que je ressentais viscéralement, moi aussi, ayant depuis des années écouté, réécouté ses albums. Concert cher au coeur puisqu’il a eu lieu avant que Vic Chesnutt ne mette fin à ses jours.

Concert resté gravé en moi, qui étais seule dans la fosse et qui (re)vivais de cette sensation d’être spectatrice d’une certaine forme de concert de ma vie, comme en tête à tête avec lui, sa femme, le groupe, sur scène.

Concert resté gravé, je le sais aussi, en ceux qui n’avaient pas osé se mettre trop en face de l’artiste adoré, restés légèrement en retrait, car ce concert avait été d’une profonde et dense sensibilité, telle que chacune des personne présente alors a sans doute gardée en lui nichée, dans un pli de sa peau, un coin de sa tête, voire prolongement d’un geste, l’extrémité d’un souffle? ce grain de voix, cette guitare mate et vibrante, les vibrations magnétiques de leur présence sur scène.

Un livre qui rend absolument tout ce que Vic Chesnutt transmet, entre les lignes.

L’ouvrage commence bien sûr par ce qui fait que la passion nous dévore, par la fin de l’artiste. Puis, il reprend page à page, disque après disque, instant après instant, le fil de cette vie.

Vic Chesnutt a grandi à Zebulon, un trou perdu de Géorgie qui est la ville de ses parents adoptifs. À cinq ans, il écrit déjà des chansons, transcendé par l’odeur de l’étui à guitare de son grand-père amateur de country. La vie autour de lui est complexe, dure. Difficilement sociale. Mais il a la musique en lui, se passionne pour la trompette et la poésie et, dès qu’il a son permis, part dans de longues promenades en voiture, après avoir beaucoup bu.

Il a dix-huit ans quand il sort de la route, est éjecté et atterrit quelques dizaines de mètres plus loin sur le porche d’une maison. Le cou brisé, il est paralysé à vie.

« La veille de Pâques en 1983, il rejoint des amis à quelques kilomètres de chez lui, et passe l’intégralité de la journée et une partie de la nuit à se saouler avec eux. Malgré son état d’ébriété avancée, il sait qu’il doit être de retour au plus tard au lever du soleil pour les festivités. Il prend sa voiture, seul. Il est deux heures du matin quand il perd le contrôle de son véhicule – «Je ne me rappelle plus rien à partir de quatre heures de l’après-midi et il était deux heures du matin quand j’ai eu mon accident », avouera-t-il. La voiture se renverse et dévale un fossé. Sa course folle est arrêtée par un arbre en contre-bas, que le véhicule percute de plein fouet. Sous l’impact du choc, le jeune conducteur perd connaissance et est éjecté à travers le pare-brise. Il atterrit à plusieurs mètres de l’accident, devant une maison. C’est ce qui le sauve. Alertés par le bruit, les gens sortent de chez eux, découvrent le corps et réagissent aussitôt. Touché à la colonne vertébrale, James Victor Chesnutt reprend brièvement connaissance dans l’hélicoptère qui l’emmène dans un hôpital à Atlanta. En proie à des états dépressifs dès son plus jeune âge, James Victor Chesnutt était considéré par ses proches comme une personne fragile, si bien que certains verront dans cet accident une première tentative de suicide – ce que Chesnutt niera toujours.
(…) « C’est seulement après m’être brisé le cou que j’ai vraiment commencé à réaliser que j’
avais quelque chose à dire ». »

Après de longues périodes de rééducation, il parvient à jouer de sa guitare en accord avec sa voix. Il s’installe à Athens, ville universitaire où il chante régulièrement, tout seul, dans un petit club. Un soir, un client s’accroupit à côté de sa chaise roulante, le félicite, lui propose de le faire enregistrer. C’est Michael Stipe, le chanteur de REM. La vie de Vic Chesnutt méandre et reprend vie, grâce à ce mentor et Pygmalion.

Photo : Sandlin Gaither.

Une discographie prolifique comme une thérapie

Cette biographie ne raconte pas que la vie heurtée de Vic Chesnutt, elle analyse aussi ses chansons, ses albums, ses rencontres, ses concerts, les enregistrements, enfermé dans un studio avec guitare, bouteilles et substances aidantes. Elle analyse la vie et les textes, car les chansons composées par Vic Chesnutt sont des poèmes en musique et funambule entre ses pensées, ses sereines méditations traversées par l’idée de la mort, son désespoir farceur et son sens singulier de la formule sarcastique, son goût pour les mélodies mates, brutes mais dansantes, à leur façon, habitées par une grâce aussi radieuse qu’ambiguë.

D’une plume limpide et lettrée, Vic Chesnutt, le calme et la fureur est un assemblage poétique et rythmé de pages limpides, sensibles, intérieures et lettrées. Sans effacer part d’ombre et la vie heurtée de ce musicien, poète, être génial qui parviendra à transcender ses propres limites, physiques et sociales. Avec ici ou là des pas de côté éclairants pour enrichir et contextualiser son propos.

Des moments d’analyse psychotextuelle et symbolique des textes de ces chansons envoûtantes, addictives. Ce que Vic Chesnutt transmet : l’envie de vivre, pleinement et au présent, malgré tout. 

Émaillant tout cela d’anecdotes référencées aux artistes qui ont partagé avec lui la musique, la scène, la vie, inspirant la prolifique carrière et discographie du “Little Fucker”, surnom que lui donnèrent les musiciens de The Undertow Orchestra et que Vic Chesnutt osera simplement s’approprier, avec un sourire autodérisoire.

Thierry Jourdain est le fondateur du collectif Équilibre Fragile et de la revue papier du même nom, consacrée à la musique, la photographie et la littérature. Il joue dans le groupe indie rock My Silly Lifestyle, et est l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages éclectiques consacrés à des figures de la musique actuelle allant d’ Elliott Smith  à Katerine, en passant par Dominique A, R.E.M. Chokebore et Bruce Springsteen, excusez du peu !

Vic forever !

Un immense artiste qui méritait depuis longtemps un ouvrage de cette qualité, biographie et analyse de textes, osant mettre en avant la douleur et le génie de Vic Chesnutt, d’une manière étonnamment étincelante.

Ce livre est à la fois une biographie retraçant sa funeste destinée, ce troubadour cabossé qui est parvenu malgré les addictions et les pulsions morbides, à bâtir une œuvre intense, mais aussi une porte de revisite, clés de lecture à l’appui, pour celleux qui ont toujours été portés par ses albums, dont je fais partie, une porte d’entrée tout court pour celleux qui ne le connaissent pas encore, et que j’envie.

Il est dispo depuis le 23 mai dans toutes les bonnes librairies grâce à Playlist Society .

« La distance que les morts ont parcourue / N’apparaît pas au premier abord / Leur retour semble possible / Pendant de nombreuses années ardentes. / Et puis, que nous les ayons suivis, Nous le suspectons plus qu’à moitié, / Si intimes que nous sommes devenus / Avec leur cher recul. » – Emily Dickinson, poétesse chère au cœur de Vic Chesnutt.

« Comme beaucoup de personnes froides et faibles, une fois en présence d’un irrémédiable désastre, elle trouvait, on ne sait où, une sorte de courage, de force.» – William Faulkner, Le bruit et la fureur.

Tout est dit.

Margot

Vic Chesnutt, le calme et la fureur, de Thierry Jourdain, Playlist Society, 160 p. , 17€.

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