« La voix de Mme Mercadieux, comme ses yeux perçants, reste en suspens un instant, comme si elle cherchait à s’assurer que ses paroles sont bien entrées dans le crâne du gendarme et qu’elles ont bien neutralisé la toute petite portion de libre arbitre qui reste encore en activité chez lui. Une fois qu’elle voit la lumière passer en veilleuse dans le regard du gendarme, elle lui tourne le dos et s’en va féliciter ses pompiers volontaires pour le travail accompli et le courage déployé. »
L’histoire. De nos jours, en zone rurale, dans le village de Saint-Piéjac. Connor Digby, ressortissant anglais installé depuis des années en ce lieu, vit de sa plume en écrivant des romans jeunesse. Un jour, Marcelline, une femme opulente et désinhibée frappe à sa porte, il ne sait rien d’elle, juste qu’elle lui plait. C’est le début d’une belle histoire, peut-être de l’amour. Mais au village, Connor n’est pas en odeur de sainteté. Il possède son caractère, ne s’en laisse pas compter, n’est pas franchement très sympathique et a maille à partir avec son voisin, un membre du conseil municipal. Ça fait beaucoup dans un bled à tendance raciste et réactionnaire où les non-dits sont légion, certains chasseurs en roue libre, les rancœurs sévères, les passe-droits une habitude et la « préférence nationale » adaptée aux mensurations de la commune. Très vite, tout va déraper.
Qui n’a jamais lu Sébastien Gendron ne peut pas comprendre de quoi je parle. Si j’osais, je dirais que c’est l’hybridation du meilleur de Frédéric Dard et de Jean-Bernard Pouy. Quoi ? hein ? J’ai osé ? Ah oui, c’est vrai.
Mais affirmer cela est un peu court j’en conviens. En passant par le chemin de l’humour et du décalé, l’auteur, qui ne s’en laisse pas compter, construit une histoire loufoque et foutraque, avec des personnages très haut en couleurs, atypiques, imprévisibles ou très prévisibles, pleutres ou courageux, veules et pitoyables, atrabilaires, surprenants, il peint notre société. En tournant les pages, en avançant dans les chapitres, on se dit régulièrement « là c’est quand-même un peu gros », et puis on fouille sa mémoire et on se souvient d’untel ou unetelle, d’un coin perdu de notre beau pays où l’on est passé, où l’on a posé les valises, et on se dit que non, finalement, on connaît des profils similaires, des coins perdus aux mêmes relents xénophobes trempés dans la beaufitude banale et crasse.
C’est roboratif de tomber sur une telle écriture, le burlesque peut se montrer grave et n’est jamais gratuit, le ton est enlevé et certaines scènes ébouriffantes ne laissent jamais retomber la poussière. Mais si le roman se limitait à cet exercice, ça ne tiendrait pas 330 pages. Evidemment, l’auteur a la dent dure, il est caustique, juste ce qu’il faut, ironique, juste ce qu’il faut, pertinent dans la vision du tableau social et sociétal qu’il propose. Parce que c’est le cœur du projet, montrer un pays à l’échelle d’un village, avec ses tiraillements, ses névroses, ses élans, y jeter des personnages très variés et observer ce qui se passe. C’est de la chimie littéraire. On injecte les ingrédients, on secoue très fort, on laisse poser et on regarde. Ça vaut le coup croyez-moi.
Et l’analyse de la psychologie est pointue, comme là, page 123, lorsque Connor explique une chose fondamentale du fonctionnement de l’humain à Marcelline : C’est moi que les gens ici ils détestent. Tu sais, j’apprends une chose avec cette affaire : quand tu refuses de subir quelque chose, ceux qui acceptent de subir, ils te détestent plus qu’ils détestent celui qui les fait subir. Tu comprends ? Chaque parent devrait expliquer ça à ses enfants, ou lui lire cette tirade.
Sébastien Gendron apporte une plus-value. Le ton et l’écriture. Par moments on est à deux doigts de penser qu’il s’adresse à nous, avec des formules et des effets, et il colle dans le texte des précisions et des expressions de cinéma qui font penser qu’on regarde un film, on voit les scènes ou les séquences en question. Ce serait casse-gueule chez un autre auteur, ça marche avec lui.
Je ne vais pas raconter l’histoire, ça c’est ton boulot chère lectrice, cher lecteur, c’est ton taf de la lire et en faire ton interprétation. Je dis simplement que tu vas avoir droit à des fondus au noir, des travellings (je ne suis pas sûr qu’on puisse mettre ce mot au pluriel…), des gros plans et des hors-champs. Tu ne vas pas t’ennuyer c’est certain.
Tu vas trouver pas mal de références, et ça j’aime beaucoup, quand c’est bien fait ça passe comme un spéculoos avec le café.
Bref, entre deux averses, file chez ton libraire, demande Chevreuil, du sieur Sébastien Gendron, normalement on t’offre un fusil et un cendrier Cinzano pour l’achat d’un exemplaire. C’est une délicate attention.
Sébastien.
Chevreuil, Sébastien Gendron, Gallimard / La Noire, 341 p. , 20€.