« Tandis que nous survolions l’immensité du Pacifique à travers la plus parfaite et silencieuse des nuits, j’ai songé à l’arrogance que portent en eux les vivants. Nous nous drapons dans une certitude épistémologique née du seul fait que nous connaissons l’histoire un tout petit peu mieux que les morts. Nous nous gaussons de leurs échecs et de leur ignorance. Mais nous nous demandons rarement ce qu’il nous reste à apprendre.«
En relisant la chronique que j’avais écrite peu après avoir terminé Ohio, le premier roman de Stephen Markley, je mesure à quel point ce livre m’a impressionné à l’époque. C’était il y a trois ans et je continue à faire découvrir ce texte autour de moi car il reste une de mes meilleures lectures de ces dernières années. Et les 1000 pages de ce Déluge qui arrive aujourd’hui (toujours traduit par Charles Recoursé) ne feront que confirmer de manière vertigineuse tout le talent que l’on prêtait déjà à Markley à l’époque. Aboutissement de plus de dix ans de travail, si l’on en croit son éditeur (et on le croit bien volontiers), Le Déluge est un roman monstre qui s’impose à tous points de vue comme un des poids lourds de cette rentrée et risque d’attirer à lui tous les superlatifs. On essaiera donc de garder la tête froide et de ne pas s’emballer plus que de raison même s’il semble déjà évident que ce livre est appelé à marquer notre époque.
De quoi s’agit-il donc ? Rien de moins que d’une chronique de notre monde entre 2013 et 2039 à travers les destins d’une petite dizaine de personnages principaux autour desquels gravitent bon nombre de protagonistes « secondaires ».
Oui, mais encore ? Le roman s’ouvre sur le jour où Tony Pietrus, chercheur en géophysique et en océanographie, reçoit par courrier ce qui ressemble fort à de l’anthrax. Ses recherches sur les conséquences probables et à court terme du réchauffement climatique attisent la haine des climato-sceptiques et la parution de son livre, Une dernière chance, quatre ans plus tard ne fera qu’aggraver son cas.
C’est donc là que se situe le point central du roman, l’urgence climatique et le combat qu’elle nécessite face au scepticisme, à la colère et la haine que peuvent susciter ces notions chez bon nombre de nos semblables.
Stephen Markley ne se contente pas d’être un excellent romancier. Il est également scénariste et journaliste et a su trouver dans chacun de ces métiers les qualités lui permettant de faire de son Déluge un roman à la fois ultra-documenté et impossible à lâcher. S’il ne s’aventure que dans un futur proche, Markley le fait avec tout le recul que l’on a déjà sur les dernières décennies et s’appuie sur les diverses projections scientifiques qui ont été proposées depuis. Il ne s’agit donc pas de science-fiction telle qu’on l’entend habituellement même si Le Déluge est une fiction et que la science y joue un rôle prépondérant. Habité par une ambition inouïe, Stephen Markley se fait donc le chroniqueur des années 2013-2039 en suivant les parcours de Kate, militante figure de proue du combat écologiste, de Shane et de ses partenaires de 6Degrees, organisation « écoterroriste », Keeper, junkie dont les mauvais choix systématiques le conduiront à prendre part bien malgré lui à cette guerre en cours, Ashir, petit génie de l’analyse prédictive, le Pasteur, ancien acteur reconverti en évangéliste d’extrême-droite ou Jackie, publicitaire opportuniste pour qui seule importe la réussite. S’il se montre très habile et efficace dans sa façon de suivre les destins de ces personnages et de leurs entourages respectifs, Stephen Markley impressionne bien davantage lorsqu’il les intègre au sein d’organisations, de gouvernements ou de mouvements bien plus grands qu’eux. Car le conflit qui se joue n’est plus une affaire de personnes mais de collectifs, de factions voire de nations et le savoir-faire de Markley donne une ampleur phénoménale à son récit en dépeignant avec force détails les affrontements à la fois sociaux, politiques, idéologiques qui entrent en jeu à chaque instant sur l’échiquier mondial, sans pour autant minimiser l’importance de chaque individu au sein de ces mouvements.
Aussi fascinant qu’effrayant, Le Déluge imagine les prochaines années sur Terre et décrit avec un réalisme glaçant les multiples catastrophes naturelles et climatiques dont nous sommes déjà les témoins depuis quelques années (mégafeux, tempêtes et ouragans surpuissants, canicules plus longues et plus fréquentes, fonte de la calotte glaciaire et montée des eaux). Markley s’attache simultanément à analyser les différentes oppositions auxquelles se heurtent les lanceurs d’alerte climatique depuis des années, qu’elles viennent de la population par le biais de mouvements d’extrême-droite de plus en plus violents mêlant souvent religion et complotisme, des lobbies économiques arc-boutés sur leur cupidité meurtrière et bénéficiant de la sympathie ou du simple immobilisme de bon nombre de décideurs politiques. La surveillance de masse et la répression parfois brutale utilisées par différents gouvernements sont également au coeur du roman et questionnent la notion de démocratie et ses limites. Stephen Markley met le doigt sur la complexité inhérente à toute tentative de faire bouger les lignes, particulièrement en politique où les ambitions individuelles viennent parfois contrecarrer des projets collectifs. Le combat écologique se heurte aux mêmes freins quand il s’agit de décider quels sont les types d’actions à mener afin d’éveiller les consciences. Ainsi, les décisions d’action violente des 6Degrees viennent-elles parfois contrecarrer brutalement les efforts de Fierce Blue Fire, association dont la fondatrice et porte-parole Kate Morris est devenue une véritable icône populaire mais qui privilégie la non-violence.
Ça n’est pas le moindre talent de Stephen Markley que de parvenir à rendre son récit aussi fluide et sous tension tout en prenant en compte la complexité en jeu et les différents paradoxes auxquels peuvent se heurter tous les acteurs du drame en cours. À ce titre, Le Déluge est une réussite absolument bluffante tant le roman semble parvenir à saisir chacun des aspects de ce qui se joue dès aujourd’hui et parvient à imaginer, en se basant sans aucun doute sur des projections et des propositions déjà existantes, la façon dont la catastrophe pourrait être minimisée si les bonnes décisions étaient prises très rapidement. Évidemment alarmiste (comment pourrait-il en être autrement ?), Le Déluge, même s’il se refuse à tout optimisme béat, laisse entrevoir une chance pour l’être humain mais à quel prix ? La vraie question qui se posera une fois le livre terminé est bien celle que pose l’éditeur en quatrième de couverture : « Qu’êtes vous prêts à sacrifier pour sauver l’humanité ? ». C’est un roman que l’on aurait aimé pouvoir considérer comme « roman catastrophe » ou « dystopie », il faudra plutôt le voir pour ce qu’il est, à savoir une chance pour celles et ceux qui le liront de mesurer l’ampleur des dégâts et, peut-être, de faire entendre leurs voix afin que celles et ceux qui nous dirigent prennent rapidement des résolutions fermes et inédites. S’il n’est pas le roman de la fin du monde, Le Déluge est en tout cas celui de la fin d’une ère.
« Tu vois, Shane, dit-elle. Toutes ces années à parler de la fin du monde, et pourtant, c’est pas une fin, ce qu’on vit. C’est un début. Même si personne ne comprend encore le début de quoi. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé.
Le Déluge, Stephen Markley, Albin Michel – Terres d’Amérique, 1039 p. , 24€90.