L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (Actes Sud) – Yann et Aurélie
Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (Actes Sud) – Yann et Aurélie

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (Actes Sud) – Yann et Aurélie

« Alexandre rencontra des difficultés inquiétantes que Catalina, dans l’aveuglement de son amour de mère, attribuait à un excès de sensibilité, un caractère rêveur, voire à une forme peu orthodoxe de génie alors que leur cause réelle n’était que trop claire pour peu qu’on examinât objectivement la situation : le gosse était complètement con. Si j’en avais jamais douté, j’en aurais reçu une confirmation éclatante quelques années plus tard quand je ne pus éviter de l’accueillir en cours pendant son année de terminale, année qu’il mit à profit pour braquer une épicerie et se faire immédiatement arrêter, ce qui lui valut la satisfaction de passer son bac un bracelet électronique à la cheville. Alexandre était donc, au sens le plus littéral du terme, un bon à rien. »

On a, comme beaucoup, fait la connaissance de Jérôme Ferrari en 2012 lorsqu’il fut récompensé du Goncourt pour son splendide Sermon sur la chute de Rome. On découvrait alors, avec stupéfaction, cette langue si riche et belle, sensuelle et féroce, drôle et crue, érudite mais accessible. Il semblait inconcevable que l’on ait pu ignorer aussi longtemps l’existence d’un auteur de cette trempe, à la hauteur duquel peu nous semblent capables aujourd’hui de se hisser. Cette révélation tardive nous permit par la suite de dévorer ses romans précédents, parmi lesquels Balco Atlantico, Un Dieu un animal ou l’époustouflant Où j’ai laissé mon âme. Publié en 2018 et récipiendaire du Prix littéraire Le Monde et du Prix Méditerranée, À son image viendrait enfoncer définitivement le clou.

Titulaire d’une licence et d’une agrégation en philo, Jérôme Ferrari, on l’a dit, est quelqu’un d’érudit, et son écriture, son oeuvre, sont imprégnées d’interrogations sur la nature humaine et celle du mal, sur la guerre et la décadence. S’il est né à Paris en 1968, il vit et enseigne en Corse depuis des années et sa relation compliquée avec l’âme insulaire (qui lui a déjà inspiré quelques écrits) est au coeur de ce nouveau roman, que l’on attendait depuis six ans et et dont le titre initial était Contes de l’indigène et du voyageur.

« Pour une banale histoire de bouteille introduite illicitement dans son restaurant, le jeune Alexandre Romani poignarde Alban Genevey au milieu d’une foule de touristes massés sur un port corse. » (4ème de couverture).

C’est donc d’un fait divers aussi stupide que dramatique que démarrent les 140 pages de ce roman qui devrait d’ores et déjà marquer cette rentrée littéraire. En s’appuyant sur la bêtise et la propension à la violence de certains natifs de l’île de Beauté, Ferrari dresse un tableau particulièrement féroce de la situation en Corse après l’explosion du tourisme insulaire de ces dernières années. Il n’oublie pas pour autant de taper sur ces hordes d’individus grossiers, lubriques et bruyants s’invitant chaque été sur les plages corses et dont les exigences tapent de plus en plus fortement sur les nerfs déjà sensibles de la populace locale. Implacable et terriblement drôle, Jérôme Ferrari n’épargne personne et parvient néanmoins à extirper le tragique et le pitoyable de chacune de ses histoires avec cette délectation rare qui donne à ses romans un ton unique.

Photo : NC.

En plaçant son roman sous le patronage de Richard F. Burton, premier européen à pénétrer dans la ville d’Harar quelques années avant la chute (encore !) de celle-ci, Jérôme Ferrari dresse un parallèle avec l’expansion particulièrement rapide et vorace d’un tourisme que la population corse n’était manifestement pas prête à accueillir dans de telles proportions. Ne ménageant ni les uns ni les autres (on peut d’ailleurs se demander comment sont accueillis ses romans sur l’île !), il essaie de garder un regard lucide sur une situation qui semble finalement échapper à tous ses protagonistes.

Outre la drôlerie de bon nombre de pages de ce roman, on est une nouvelle fois saisi par la somptuosité de cette langue charnelle qui semble porter une épopée en elle, un élan courant sur de longues et sinueuses phrases dont la fluidité reste un miracle de lecture. Jérôme Ferrari est définitivement un grand auteur et n’a pas besoin d’en faire des tonnes pour convaincre, la minceur de nouveau roman en atteste.

 » (…) nous avons ouvert grands nos bras d’imbéciles au premier voyageur et d’autres voyageurs l’ont suivi et nous nous sommes retrouvés pris au piège de l’épouvantable dialectique qui nous oppose et nous lie indéfectiblement à eux dans un face-à-face de corruption mutuelle où chacun révèle les vices de l’autre en lui exhibant les siens (…) »

Yann.

Ah ! La Corse ! Son soleil, ses touristes déferlant tels des envahisseurs, ses villages authentiques, ses habitants… un peu susceptibles…

L’auteur nous ouvre les portes de la famille Romani. Avec beaucoup d’humour et d’autodérision face à ce peuple si fier auquel il appartient, il retrace la trajectoire d’un jeune homme dont la vie bascule pour rien ou presque.

Le narrateur, le cousin de sa mère, ne cache rien de la bêtise d’Alexandre, de sa lignée à qui tout est dû, de son père, son meilleur ami, dont il connaît toutes les qualités mais surtout les défauts. Il ne cache rien non plus de sa fragilité, de ce lien parfois pesant qui l’enchaîne à son île.

Une vengeance un peu idiote, extrême, comme seules peuvent l’être, peut-être, celles perpétrées sur cette terre où le nom et l’honneur importent plus que les lois de la République.

Un court roman envoûtant qui fleure bon le maquis et qui souligne subtilement les travers d’un tourisme ravageur.

Aurélie.

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 139 p. , 17€80.

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