En voilà un qu’on n’avait pas vu venir et qui arrive à point nommé pour nous sortir de cette torpeur estivale dans laquelle on a sombré depuis quelques semaines et dont quasiment aucun titre lu jusque-là n’est parvenu à nous tirer (à l’exception notable de Nord-Sentinelle de Jérôme Ferrari déjà chroniqué par ici et également paru chez Actes Sud). Sacré gros morceau que ce Trash Vortex qui n’a pas fini de marquer celles et ceux qui auront réussi à y entrer. Car, il faut bien l’avouer, l’objet est intimidant et pas forcément facile d’abord : 450 pages très denses, quasiment sans dialogues et, surtout, une écriture en roue libre et des phrases longues, voire très longues. On l’aura compris, ce 10ème livre de Mathieu Larnaudie (dont on n’avait strictement rien lu jusque-là) ne sera pas le plus facile à aborder en cette rentrée d’automne.
Et pourtant ! S’il est à parier que cette écriture luxuriante risque d’en rebuter quelques-un(e)s, on peut affirmer sans ciller qu’une fois plongé dans le texte, une fois adopté le rythme de Mathieu Larnaudie, il devient difficile de se détacher de cette narration fascinante, limite hypnotique, qui se penche sur notre époque avec un regard acéré dont l’ironie mordante fait régulièrement mouche. En ces temps où la facilité et les raccourcis semblent être les principes qui régissent la réflexion (qu’elle soit individuelle ou collective), Mathieu Larnaudie s’offre le luxe de prendre le temps, de creuser, de disséquer ce qui ressemble de plus en plus à une fin de règne de l’espèce humaine. Plus précisément, il se penche sur un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années, à savoir la façon dont les puissants de ce monde se préparent (à grands coups de millions de dollars) à faire face à une fin du monde qui semble de plus en plus certaine et proche. Là où le commun des mortels devra se débrouiller en trouvant refuge dans des grottes s’il n’a pas péri avant, les ultrariches se préparent ici et là des bunkers de luxe dont eux seuls, leurs semblables et leurs proches auront une chance de bénéficier.
« Quelque chose est en train de craquer. Face à l’angoisse apocalyptique qui hante notre temps, les puissants de ce monde se préparent eux aussi à l’effondrement. Certains croient assurer leur survie en s’offrant de luxueux bunkers, d’autres capitalisent sur le désastre qu’ils ont contribué à provoquer. Eugénie Valier, héritière déclinante d’un grand groupe industriel, se résigne quant à elle à une mort prochaine.
Et puisque l’humanité court à sa perte, elle décide de démanteler l’empire érigé par son père au lieu de le léguer à son fils. L’intégralité de sa fortune ira à une fondation destinée à nettoyer les « trash vortex », ces vastes tourbillons marins qui charrient tous les déchets dérivant à la surface des océans. Mais cette mission, a priori vertueuse, sert en fait un projet de liquidation générale, auquel se mêle un inavouable règlement de comptes familial. » (4ème de couverture).
Même si le sujet s’y prête, Mathieu Larnaudie prend bien soin de ne jamais adopter une posture écologiste ou moralisatrice qui diminuerait sans doute l’impact de son roman. Plutôt qu’un énième cri d’alarme sur l’état de délabrement de notre planète et de son climat, Trash Vortex est à la fois une satire grinçante et une étude sociologique particulièrement affûtée. Sa force se situe à la fois dans le soin qu’il met à analyser le fonctionnement de nos élites économiques et politiques et dans l’ironie plus ou moins appuyée mais très présente qu’il instille au coeur de ses envolées langagières. Ses descriptions du milieu économico-politico-médiatique et des relations troubles qu’entretiennent leurs différentes figures frappent par leur justesse et leur finesse. Il sera ainsi possible, au fil de ces pages, de croiser (sans que jamais elles ne soient nommées) des figures telles qu’Elon Musk, David Douillet, James Cameron, Emmanuel Macron ou Vladimir Poutine et d’autres auxquelles on prêterait bien volontiers les traits de Sylvain Tesson ou Liliane Bettencourt.
S’intéresser aux grandes fortunes de ce monde et à la façon dont se construisent ces empires financiers permet également à Mathieu Larnaudie de se pencher sur la philanthropie et plus précisément sur ces fondations créées par des milliardaires, dont la véritable raison d’exister est bien souvent très éloignée des objectifs affichés. Dans un monde où la richesse n’a d’autre objectif que de croître et de se transmettre, la générosité n’a pas sa place et la décision d’Eugénie Valier de mettre sa fortune à la disposition d’un projet visant à nettoyer les océans, cette décision trouve ses racines dans un épisode trouble de l’histoire familiale. Bref, ici comme dans la vraie vie, les riches restent entre eux et feront de même quand adviendra cette fin du monde dont ils parviennent à se convaincre qu’elle les épargnera.
Trash Vortex sera donc définitivement un des grands romans de cette rentrée, voire de l’année. Par son originalité, la beauté vertigineuse de son écriture, par son élégance grinçante et sa force d’évocation, il se classe sans peine au-dessus de la concurrence. Jouissif.
« Ils se sentent malins, indemnes, élus. Ce sentiment donne désormais du sens à l’argent qu’ils ont amassé. Ils avaient débuté leur carrière en raflant tout ce qu’ils pouvaient rafler, en suivant l’ordre général du monde, chercher le profit pour le profit, l’argent qui appelle l’argent, sans autre justification que lui-même. Sans savoir quoi en foutre. La peur a fourni une raison d’être à leur cupidité. Elle a donné la mesure de leur chance, une utilité à leurs privilèges. Elle leur a soufflé à l’oreille ce à quoi ils devaient se préparer, et surtout que faire de leur fric. Pour eux la peur est une providence. »
Yann.
Trash Vortex, Mathieu Larnaudie, Actes Sud, 448 p. , 23€.