Pour tout vous dire, j’ai mis longtemps à pouvoir écrire cette chronique car je vous dois un aveu : Hélène Gaudy est l’une de mes autrices préférées, de celles que j’admire intensément, depuis que je suis tombée, je dois bien dire un peu par un très heureux hasard, sur Une île, une forteresse (tiens, déjà, une île…), texte aussi inclassable que magnifique consacré à la ville de Terezin qui, pendant la seconde guerre mondiale, servit de ghetto aux Juifs tchécoslovaques (mais pas seulement, la forteresse vit par exemple passer Robert Desnos) et fut bien souvent l’antichambre de leur assassinat à Auschwitz. Ce livre m’a éblouie par son intelligence, son exigence, son écriture si travaillée et sa façon unique de mêler les strates temporelles, la littérature et le territoire, le collectif et l’intime. J’ai donc lu dans la foulée tout ce que je pouvais lire d’Hélène Gaudy, plongeant avec délice dans sa géographie littéraire et personnelle, et rien, absolument rien, ne m’a jamais déçue – bien au contraire, l’admiration reste encore et toujours intacte. Et donc, pour revenir à mon propos liminaire (oui, pardon, je m’égare), écrire sur un livre d’Hélène Gaudy me rend quelque peu impressionnée et tremblante.
Autant briser immédiatement ce suspens insoutenable qui vient de s’installer : Archipels est une fois de plus une merveille. Un bijou. Une pépite littéraire ciselée, dont on aimerait apprendre chaque phrase par coeur tant elles sont toutes belles. Un texte que l’on déguste, savoure, dont on (re)lit chaque mot avec un bonheur de lecture jamais démenti. C’est cette fois sur sa propre histoire familiale que se penche Hélène Gaudy, et plus particulièrement sur la figure de son père, collectionneur obsessionnel (mais aussi plein d’autres choses) qui affirme « ne pas avoir de souvenirs d’enfance » – et dès le début, les ombres de Perec ou encore de Proust planent sur le texte pour n’en jamais partir, ce dont, bien évidemment, on ne peut que se réjouir.
Archipels, c’est l’écho à une île de Louisiane (« l’Isle de Jean-Charles, oubliée des Amériques, bout du bout du bayou »), qui porte le même prénom que le père d’Hélène Gaudy et qui est en train de disparaître en raison de la montée des eaux ; ce sont aussi ces îlots de mémoire que la narratrice-autrice poursuit pour reconstruire l’histoire familiale avant qu’ils ne s’évanouissent à leur tour. L’enquête prend des formes multiples, géographiques, temporelles, intimes, historiques – la seconde guerre mondiale et l’Algérie ne sont pas loin, on y traverse un incroyable atelier parisien que l’on a immédiatement envie de découvrir, on revisite la maison de l’enfance, on ouvre des boîtes en fer contenant des photographies à interroger, on questionne les liens de filiation, l’amour familial et l’incroyable amour conjugal des parents, la mémoire individuelle et collective, la transmission depuis les générations passées jusqu’à celles qui grandissent, réceptacles inconscients de tous ces maillons antérieurs, on y lit, mêlés aux mots de la fille, les mots du père – et c’est bouleversant.
Il n’est, je crois, pas nécessaire d’en dire davantage sur le contenu de ce livre au risque d’en déflorer et même d’en abîmer la beauté et la poésie . Ce qui est indispensable, en revanche, c’est d’en ouvrir la première page pour se laisser embarquer et envoûter par l’écriture unique d’Hélène Gaudy. Et, au passage, on rêve de ce que pourrait donner une rencontre croisée avec deux autres autrices qui, chacune à leur manière, entrent en résonance avec ce texte : Julia Deck pour Ann d’Angleterre (Éditions du Seuil) et Clémentine Mélois (Collection L’Arbalète chez Gallimard) pour Alors c’est bien – deux autres grandes et belles réussites de cette nouvelle rentrée littéraire.
Allez, pour finir, lisez ces quelques lignes et dites-moi s’il est encore possible de résister à l’envie de lire Archipels :
« Je crois que ces paysages de passage, de vacances, ces paysages tranchés en deux par la lumière, ces morceaux de mur face au lit où l’on dort ou ce fatras d’objets tout au fond d’un tiroir, profondément nous constituent. Je crois que c’est à tout cela que le reste s’accroche, qu’il n’y a pas de souvenir de l’amour sans celui du drap où la joue repose, rien de l’enfance sans la fenêtre d’où on a regardé passer les voitures, aboyer un chien, et rien de ceux qui manquent sans le lieu qu’a marqué leur absence »
Mélanie.
Archipels, Hélène Gaudy, Éditions de L’Olivier, 285 p. , 21€.