« Anato sortit de son lit moite vers six heures. Il se leva, entama sa toilette, rasa de près menton et crâne, se parfuma à l’eau de toilette. Il enchaîna une série d’exercices sur le plancher de sa petite terrasse. Un rituel matinal bien rodé auquel il dérogeait rarement. Puis il regagna la chambre à coucher, s’assit sur le lit, une tasse de café à la main. Le drap gisait à terre, au pied de la porte vitrée. Le climatiseur expirait son air avec force, brassant les odeurs de transpiration. Mais il ne perturbait en rien la respiration régulière de la jeune femme endormie. Les cheveux bouclés couvraient l’oreiller, la courbure irrégulière des cuisses détonait sur le tissu blanc. »
L’histoire. Dans un village enfoncé en forêt en bordure du fleuve Maroni, gisent dans des hamacs les corps d’une femme et de ses deux enfants. Le capitaine André Anato est désigné pour enquêter. Il va devoir se frotter aux croyances ancestrales et aux règles des Noirs-Marrons, et le fleuve sombre qui coule en silence porte bien des secrets.
Ce roman est le premier de Colin Niel, il ouvre sa série guyanaise qui s’est depuis enrichie de trois opus. Je dois dire que pour un premier roman ça commence fort. Pourtant l’auteur s’est substantiellement compliqué la tâche, parce que la Guyane, qu’il connaît bien, n’est pas un territoire qui s’offre facilement, au touriste comme au romancier. La Guyane c’est un entremêlement. Un entremêlement de vies, de cultures, de traditions et de règles, de passé et de présent, autant que les lianes des arbres qui tiennent la forêt en un bloc impressionnant.
La grande idée de Colin Niel c’est la création de ce personnage atypique, le capitaine André Anato, guyanais de naissance mais ayant grandi en métropole. Un homme rigide, perdu entre ce qu’il sait de lui, ce que la vie métropolitaine lui a appris et ce qui stagne sous la ligne de flottaison, ses racines Aluku (sa tribu d’origine), les non-dits avec la famille restée en Guyane, la sensation de son grand écartèlement entre ces deux terres.
Son histoire est universelle, c’est celle des Harkis, des Amérindiens qui se sont mis au service des blancs, celle des Noirs réduits en esclavage en Amérique et qui reviennent au pays, en Afrique. Anato souffre, il souffre de ce mal silencieux et implacable, qui se caractérise par un mal être provenant du décalage, de plus en plus évident et aigu entre la vie qu’il a eue, celle qui a et celle qui l’appelle. Ses racines, ses origines hurlent en lui, chaque molécule de son corps cherche sa place. Il est en quête, et son affaire en cours va le faire se télescoper avec ses désirs et ces choses qui patientent sous la fleur de l’eau.
Ce personnage est riche, prometteur, sa lutte intérieure est un cadeau pour le lecteur, il évite l’écueil du flic alcoolique au fond du trou, on perçoit chez lui la douleur, sourde au départ, lancinante au fil du récit, celle d’un homme aux deux cultures qui n’est chez lui nulle part, finalement.
L’enquête est tortueuse, on n’y voit pas grand-chose, comme lorsqu’on progresse dans la forêt amazonienne, chaque pas est un piège potentiel, le danger est invisible la plupart du temps, mais il est là. La Nature elle aussi est là, partout même. C’est le supplément d’âme à ce récit.
Les hamacs de carton, c’est aussi et surtout l’exploration pour le métropolitain ou celui qui ne connaît pas la Guyane, d’un mode de vie, d’une façon d’appréhender l’existence, la réalité d’une pauvreté, d’une misère aussi, juste là, de l’autre côté du fleuve qui n’est plus la France. On croise des êtres humains en quête de vie meilleure, qui se débrouillent avec pas grand-chose, et ce pas grand-chose c’est déjà plus que ce possède un nombre conséquent d’habitants. Les méfaits du capitalisme sauvage sont partout, les ravages de la cupidité courent le territoire, le paysage est fantastique et le futur proche horrible.
Quand on lit ces Hamacs de carton en sachant où est arrivé l’auteur (Grand prix de littérature policière 2023), on n’est pas surpris par la qualité de ce premier roman. J’avais découvert Colin Niel avec Seules les bêtes (remarquablement adapté au cinéma par Dominique Moll) et j’avais été conquis par l’écriture, il y avait une voix, ce n’est pas tout le monde qui possède une voix. Beaucoup parlent, peu ont une voix.
Seb.
Les Hamacs de carton, Colin Niel, Le Rouergue Noir / Babel Noir, 378 p. , 9€30.