L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
La femme domino, Sophie Poirier, éditions Inculte
La femme domino, Sophie Poirier, éditions Inculte

La femme domino, Sophie Poirier, éditions Inculte

On appelait autrefois « femmes dominos » les femmes qui utilisaient des pseudonymes pour écrire et laisser derrière elles le scandale. Et cette femme là semble s’inscrire dans toute une histoire difficilement cernable, tentant d’échapper à toute domination. (Dominer domino, sans jouer avec les mots, les liens se font.)

Et ce livre est une énumération de pensés associées, de lieux, d’images, de documents, d’écrits, de rencontres assemblées pour une enquête personnelle. Une libre énumération tournée vers, en méandres, comme une variation poétique autour de la vie d’une femme, vue en creux. Une lecture inclassable et passionnante, plein de charme et de poésie, de sensibilité et d’analyses révélatrices, pour certain.e.s.

Nous suivons donc, avec parcimonie mais à la trace, la vie en fragments de Léonie d’Aunet, qui fut (entre autres et parmi d’autres, ce n’est pas négligeable, même si) l’un des grands amours de Victor Hugo. Mais qu’importe. Ici, c’est Léonie que nous rencontrons, revisitons. La narratrice interprète la vie de cette femme, sans projection, ni fusion, restant écrivante, diseuse, passeuse, se demandant par moment ce qui fait la présence de Léonie aujourd’hui dans la sienne, dans une sorte d’affection atemporelle.

Un voyage temporel et paginé, en bonne compagnie

Qui est cette femme domino ? Qui est Léonie d’Aunet ? C’est la première voyageuse française à avoir dépassé le Cercle polaire arctique, pour atteindre le Spitzberg, une exploratrice courageuse pour son époque et tout court, qui en est devenue l’écrivaine, un voyage dont elle tirera un passionnant « Voyage d’une femme au Spitzberg », un récit coquet, pétillant, très ironique, une poésie et une vulgarisation des connaissances nordiques.

Léonie d’Aunet, Mme Biard, était l’égérie et épouse d’un grand peintre renommé, mais aussi une des maîtresse de VH – qui n’est pas nommé ici, mais on sait entre les lignes et en deçà qu’il s’agit de Victor Hugo car elle fut prise en flagrant délit d’adultère. Et elle fut condamnée à trois mois de prison puis à nouveau trois mois de réclusion dans un couvent. Hugo, lui, bénéficiant de l’immunité. Ces deux événements marqueront à jamais Léonie d’Aunet : la découverte des confins à dix-neuf ans, la honte et l’enfermement à vingt-cinq, en cellule, puis en couvent, puis en séparation de ses enfants.

Une rencontre inattendue pour l’autrice/narratrice, une découverte via un portrait, exposé à Versailles, qui n’est pourtant pas Léonie mais la deuxième épouse du peintre Biard. Elle la voit, repensée, après avoir cru la voir, elle la voit pour la première fois, réelle. Et c’est de cette vision, de ce regard intime, intérieur, déjà amical et tendre que le récit se fera. Nous emportant nous aussi dans une construction fragmentaire, fractale, en spirale, par une façon de raconter qui nous entraîne, sans fil narratif à suivre, à part l’envie de comprendre.

Avoir quelqu’un dans la tête, l’écrire et en faire une amie, accompagnatrice, une présence qui habite, un dialogue, une présence dont on veut faire sens.

Suivre une trace, au cap Nord, dans les cimetières et les livres, sur les bords de Seine ou un 8 mars lors d’un certain défilé porté vers les femmes, oui.

On commence la lecture en accompagnant cet intérêt inépuisable, ces lieux, ces vies, ces textes et archives revisités, et on entre dans une sorte de voyage double, domino lui aussi, devenant rêverie et réanalyse du présent, Léonie devenant plus réelle et contemporaine à chaque page, ouvrant les portes ne notre perception de nous, femmes, aussi.

La narration suit à la trace les apparitions de Léonie, vivante ou morte, son corps engagé dans le voyage, dans le lit de VH, ce grand homme, mais aussi le corps de la honte qui la mène directement de la chambre au passage Saint-Roch, le 2 juillet 1845, à la cellule de Saint-Lazare, puis à l’enfermement au couvent, puis la vie, privée de ses enfants. Mais l’écriture.

En parallèle, on suit aussi le cheminement de Sophie Poirier qui suivra tout cela à la trace sur documents ou réellement, puisqu’on la retrouve dans la lumière polaire à Hammerfest lors de son propre voyage en 2019 en Norvège jusqu’au Cap Nord. On la retrouve aussi à Paris, sur les bords de Seine, dans une villa au portail qui s’ouvre tout seul, et au milieu des allées d’un cimetière. Depuis ‘Le signal », chez le même éditeur, on sait l’importance des lieux et ce qu’ils disent, entre les lignes, pour l’autrice.

Un récit en 4 parties : les noms ; les voyages ; l’écriture ; les héritages.

Une façon d’arpenter son intérêt fou pour un personnage. Les réinterrogations de l’histoire, aussi. Ce qu’il en reste, quelques siècles après. Et l’écriture pour survivre. Et viennent naturellement les références à d’autres femmes, trop libres et militantes par leurs mots.

Et les lieux. Toujours les lieux. Lieux communs – du 19e siècle, mais encore ceux d’aujourd’hui sur la place des femmes, entre autres – lieu d’amour, en retrait, cette chambre, lieux d’arpentage d’une vie passé, d’archivage de connaisaces, mais aussile grand nord, les aurores boréales et la banquise, un voyage fait à son tour par la narratrice, aussi, pour savoir, saisir. Entre autres l’amour, la passion, l’instinct de vivre comme on le veut, sent, désire.

« Est-ce qu’on sait l’origine de ce qui fait notre désir pour quelqu’un ? Des particules dans l’air, dans la chair, remplir un creux du passé, une glissade délicieuse vers un lieu sombre en soi, ou le goût du vertige que l’on tait, la possibilité d’être secourue, un peu de beauté qu’on trouve à des anomalies ou des blessures, l’attirance et le trouble vont et viennent selon les instants (…) la vie et la mort qui se mélangent. »

La femme domino pourrait sembler décousu pour qui cherche une logique trop classique de narration. Mais il ne l’est pas. Il est un tissage d’âmes libres et sensibles qui se laissent porter pour saisir quelque chose sans le chercher. Et qui, ce faisant, transmettent d’autres formes de révélations.

Un voyage inattendu, intérieur et aux confins des savoirs et de l’être

Sophie Poirier explore de façon très personnelle le chemin inattendu donc accidenté mais courageux parcouru par Léonie d’Aunet pour trouver sa voix/voie à elle : nourrir son écriture de ces choses simples qu’on croise et qui nous font relire notre regard et relier avec le reste des fragments de choses en nous, mentionner en initiale puis laisser de côté le grand homme dont elle a été l’amante, sortir des classiques du genre, de l’époque, pour la regarder elle, la ressentir, la rendre vivante sans la romancer ni se mettre à sa place, faire entendre une voix tout en en ayant une, la sienne, comme autrice, narratrice, femme curieuse de l’autre.

Et c’est avec plaisir que, lisant, on accompagne l’auteure et suivons nous aussi à la trace cette femme qui se refuse à être une maîtresse parmi d’autres, qui veut être, sans hiérarchie ni comparaison, ne répondre à aucun modèle, vouer sa vie à une tentative de liberté réelle sans représentation, sans même être ni muse ni héroïne, juste être. Et ce livre nous donne envie, besoin d’aller lire nous aussi « Voyage d’une femme au Spitzberg », si ce n’est déjà fait.

La Femme domino est tout sauf une compilation de faits ou une biographie, c’est un cheminement porté par une humanité fine, un respect distancié. C’est une réinterrogation passionnelle, passionnante, porté par la curiosité, le désir de savoir, de comprendre. C’est une mosaïque de ressentis pourtant clairvoyants, des lucioles de vérité qui regardent les faits comme des ondes, répétitives, ou pas. C’est une analyse qui se révèle une rencontre parlante avec une « réprouvée » ayant refusé de s’avouer vaincue, une rencontre avec soi-même, aussi, ce faisant, avec d’autres femmes, porteuses, militantes, courageuses, mentionnées, rencontrées, croisées. Un travail dense et fin, et Léonie devient, ce faisant, notre amie à nous aussi. Car ce n’est pas qu’un hommage à Léonie que ce livre, c’est un hommage à ce qui est encore en cours d’émancipation, c’est un outil pour défendre – en corps et toujours, le féminisme comme lutte – les lieux et la place des femmes, comme en corollaire.

La femme domino, Sophie Poirier, éditions Inculte, 120 p, 14.50 €.

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