Encore un livre de La Manufacture.
Je sais, je te l’ai déjà dit.
C’est pénible, mais c’est comme ça. Pendant un moment, je suis devenu obsessionnel avec cet éditeur.
Si t’as lu le poème bien connu de Monsieur Bukowski, tu vas comprendre.
Écrire avec ses tripes, donc, c’est difficile.
C’est difficile, mais quand tu y arrives, c’est juste magique. Parce que le lecteur, tu l’éparpilles pas (comme disait Raoul). Quand tu l’as accroché, il te suit jusqu’au bout de l’histoire où tu l’emmènes.
L’histoire, c’est celle d’un retour.
Pas celui de l’enfant prodigue. Sûr que non. Le retour du fils qui est parti, il y a longtemps. Il y a vingt ans. Et en partant, il a tout brûlé.
Sa vie d’abord, et d’autres choses encore, mais comme d’hab, je te dis pas.
Vingt ans.
C’est long, vingt ans. T’as le droit d’espérer que les choses ont changé. Que le plateau de Millevaches, même s’il a le rôle principal du film, tu vas faire qu’y passer pour récupérer deux ou trois choses.
Et puis tes souvenirs aussi.
Mais Karl, il a plus rien. Il a sa fille, Angèle, mais elle parle pas. Il l’a laissée quand il est parti. Et il l’aime. Il l’aime grand comme ça.
Karl, en fait, il veut juste accrocher des rideaux à ses fenêtres. Aux fenêtres de sa maison.
Le vieux, Doc, c’est pas un père facile. Une espèce de Pater Noster médecin qui chasse et qui tue.
Une brute.
Celui sans doute par qui tout est arrivé.
Celui par qui tout peut arriver.
Puis, y a l’indien. Le frère.
Un taiseux.
« Il n’a jamais autant parlé, il pense, peut-être parce qu’il a l’impression qu’elle entend parfaitement ce qu’il tente d’exprimer avec des mots. Il a l’intuition qu’elle comprend aussi entre les mots, et derrière, et dessous, alors il les pose soigneusement, comme des balises, pour explorer et partager un territoire. »
Des allers vers le présent, des retours vers le passé.
Des rêves.
Juste des rêves.
Tu comprends au fil de ta lecture que ce qui existe aujourd’hui, le drame que tu vois approcher, il s’est mis en place il y a longtemps.
Tu comprends que Séverine Chevalier c’est une Dame qui écrit parce qu’elle a pas le choix. Quand t’as des choses comme ça à l’intérieur de toi, faut les laisser sortir. Des mots simples qui disent les maux. D’une simplicité tellement désarmante que tu comprends aussi que ce qui dit Bukowski, ça concerne très peu d’écrivains.
Elle en fait partie. Elle fait partie de ces auteurs qui laissent s’envoler la prose vers la poésie.
J’y connais que dalle en poésie, mais là, j’ai pas eu le choix.
Tu vas le commencer, et tu vas pas pouvoir le lâcher.
T’es prévenu.
Une dernière chose, pour finir de te laisser sur ta faim :
« Mon frère et moi avons posé nos mains sur les leurs, et il y a eu ces quatre mains blotties comme de petits animaux sur la table, dans le silence. Et l’ombre d’autres mains, peut-être, sous le figuier.
Aujourd’hui, je me demande si ce sont vraiment les mots, qui sont importants. »
Tu vois ce que je veux dire ?
C’est tout ce que je peux écrire sur ce roman.
Nicolas.
« Dans la haute armoire, il choisit une robe en velours rouge. La mère se lève et il ôte sa robe de chambre, la chemise de nuit. Dessous, en culotte de chair, elle est maigre et les grains de beauté de la jeunesse se sont agglomérés en des endroits. Le reste de la peau, si blanc, si fragile. Elle s’assoit au bord du lit et il s’agenouille, saisit un pied noueux et froid, puis l’autre. Il les frotte avec ses mains chaudes et enfile le collant qu’il monte jusqu’à la moitié des cuisses. Elle est assise au bord du lit et se laisse faire, molle, docile. Debout, le collant remonte et s’ajuste, puis il assemble la robe au corps. Elle flotte un peu et il la retient à la taille par une ceinture. Il coiffe ses cheveux qu’elle porte encore longs comme un vestige, les noue en une natte lâche qui tombe entre ses deux omoplates. »
L’histoire. De nos jours, deuxième décennie des années 2000. Plateau de Millevaches. Karl revient au pays après vingt ans d’absence. Il revient avec sa fille qui ne parle pas, des anciens comptes pas réglés et de nouveaux pas soldés. Il retrouve dans la maison de l’enfance, son frère, son père et sa mère.
Ça faisait un bout de temps que j’avais ce roman à la maison, dédicacé par l’auteure sur un salon, un livre que je lorgnais depuis un moment tellement d’aucuns en avaient fait des dithyrambes. Séverine Chevalier est aussi douée que silencieuse. Elle publie peu, ne fait pas de vagues, et quand elle se présente au public dans des salons, elle se fond dans le décor, discrète à l’extrême, avec un sourire toujours prêt à fleurir.
Finalement, comme toujours, ce roman a fini par m’appeler. Je l’ai lu, j’ai pris mon temps parce que 180 pages ça passe vite, surtout quand c’est écrit avec cette classe particulière, qui ne tape pas à l’œil, qui ne fait pas dans l’esbrouffe. Le livre est construit comme une visite. À l’entrée, Angèle vous ouvre la porte de la bâtisse, elle commence à raconter ce qui s’est passé des années avant, lorsque son père, Karl, est revenu au bercail. Et à la fin, c’est elle qui fermera l’ouvrage, gardienne de l’histoire, la boucle est bouclée.
Tu as lu l’exergue de cette chronique ? Pas un mot de trop, pas un qui manque, mais surtout, c’est d’une densité émotionnelle rare. Pour décrire ces gestes, ces moments de vie dans l’intimité d’une personne, la fiction n’est d’aucun secours, pas plus que l’imagination, il faut les avoir vécus pour que ça sonne juste, et ça sonne juste.
Dans ce roman noir impitoyable, la dramaturgie monte en puissance tout du long. Une marche après l’autre. Pour commencer le lieu, ce fameux plateau de Millevaches qui est si romanesque par sa présence tellurique. On est sur les terres de Millet, Bergounioux, on est pile au bon endroit pour dérouler cette histoire. Karl, le fils contestataire qui revient, le frère qui est resté et qu’on surnomme « l’indien », la mère qui n’est plus tout à fait là, cette bête noire et insaisissable qui rôde dans la forêt, et le père, qu’on appelle Le Doc, figure tutélaire écrasante, impitoyable lui aussi, et je ne sais pourquoi, mais il m’a souvent fait penser au personnage du Juge dans le chef d’œuvre de McCarthy, Méridien de sang. Et ça, c’est un compliment.
Dans ce petit endroit du Limousin, tous les ingrédients sont réunis pour que ça tourne mal, ça fait des années qu’on y marine dans la rancœur, l’amertume de la soumission, des années qu’on suppure les non-dits, qu’on étouffe de ses rêves écrasés par l’autorité d’un autre, des années qu’on rumine ses pensées comme on aiguise sa lame, pour le jour où…il ne manque plus que l’étincelle balancée sur ce champ de poudre à perte de vue, un détonateur, et ce détonateur c’est Karl qui revient.
Cette histoire déjà lue, déjà écrite, ne serait que banale s’il n’y avait pas le tour de main de Séverine Chevalier. L’écriture précise et sèche et néanmoins poétique, des mots qui tombent comme des balles tirées avec un fusil de précision, ça gicle, ça fait du bruit, ça agrandit les silences, ça se tient tout seul avec un tour de magie.
Démonstration : Le lendemain, à l’église de Gentioux, la messe est rapide et vite expédiée. On sent qu’il fait trop froid pour laisser les vivants mariner dans la mort et l’esprit de Dieu. On sent qu’il sera vite temps des réchauffements et des libations, des souvenirs égrenés presque pour la forme, avant de reprendre le cours des préoccupations. (…) Néanmoins les rituels sont respectés, et peu ou prou tous savent quand se lever et quand s’asseoir, prononcer un amen bien balancé ou s’avancer lentement vers le cercueil pour s’y recueillir temporairement, sans trop grelotter des mains.
C’est l’histoire de l’amour et du désamour, des rancunes tenaces, des rapports père-fils, des désirs violents de liberté, de ne plus accepter le joug, c’est les mauvaises décisions, les bonnes idées qui s’avèrent mauvaises, les virages à droite alors qu’il fallait prendre à gauche, ces foutus carrefours qui changent une vie pour toujours, c’est la comédie humaine servie sur le plateau, avec le froid et la neige, cet hiver qui ne lâche rien, magnifique théâtre sous la plume de l’auteure.
Ne ratez pas Clouer l’Ouest, c’est de la pure. Pas coupée.
« Il y a des matins où tout ce qui pèse s’évanouit. Des matins presque magiques, sans qu’on en sache pourquoi, sans raisons particulières, objectives. Peut-être simplement une disposition particulière du corps, une ouverture et une réceptivité nouvelles, pour l’entrée totale du monde. »
PS : ce roman a été réédité avec neuf autres considérés comme emblématiques de La Manufacture de livres pour fêter les dix ans de la maison d’édition, avec une magnifique nouvelle couverture.
Seb.
Clouer l’ouest, Séverine Chevalier, La Manufacture de Livres, 184 p. , 15€90.