L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Ces féroces soldats,  Joël Egloff  (Buchet-Chastel) – Mélanie
Ces féroces soldats, Joël Egloff (Buchet-Chastel) – Mélanie

Ces féroces soldats, Joël Egloff (Buchet-Chastel) – Mélanie

C’est un nom qui réveille quelques souvenirs d’école, une expression un peu bizarre dont on comprend qu’elle exprime une action faite contre sa volonté, mais globalement, on ne sait plus très bien ce que sont ces « malgré-nous » de nos cours d’histoire. Et c’est l’un des tout premiers mérites de ce livre qui en contient tant que de nous rappeler l’histoire de ces territoires et des êtres les ayant peuplés : l’Alsace et la Lorraine dont il est peu de dire qu’elles connurent des destins humains et géographiques contrariés. Au gré des guerres, des victoires et des défaites, ces régions furent en effet ballotées de la nationalité française à la nationalité allemande ; du jour au lendemain, on changeait de nom de rue et de noms de villes, de langue (ce qui conduisit à l’invention d’une troisième, le platt, ni français ni allemand mais qui constituait un semblant de stabilité dans ce chaos), on oubliait nos ancêtres les Gaulois pour devenir sujets de l’Empereur, on n’avait plus pour hymne national La Marseillaise et « ces féroces soldats » du titre. Cette situation, qui paraît totalement absurde et hallucinante est pourtant ce que vécurent pendant plusieurs décennies les Alsaciens et les Lorrains qui, en plus de voir leurs vies bouleversées, devaient subir la méfiance et le rejet dus à cette situation qu’ils ne décidaient pas. Et de l’absurdité à la tragédie, il n’y a qu’un pas : car lorsque sonnent les heures de la seconde guerre mondiale et que le territoire bascule à nouveau vers l’annexion allemande, les conséquences sont forcément terribles.

Photo : D.R.

C’est d’un point de vue intime et autobiographique que Joël Egloff nous raconte cette histoire : ses parents, encore adolescents au tout début de la guerre et vivant dans des villages proches de quelques kilomètres l’un de l’autre dans les environs de Saint-Avold, furent de ceux balayés par les désastres de la guerre : fuyant dans un premier temps avec leurs familles respectives l’avancée de l’armée allemande, ils vivent l’exode dans des régions différentes, avant de pouvoir revenir chez eux au bout de quelques mois – dans ce qui est entre temps devenu un territoire de l’Allemagne hitlérienne. Et le plus dur reste à venir : rattrapé par l’âge, le père de Joël, tout juste âgé de 18 ans et désormais citoyen allemand, se retrouve enrôlé de force dans la Wehrmacht ; après une formation éclair, lui qui quelques mois plus tôt apprenait encore à l’école les chefs-lieux des départements français et Le Corbeau et le Renard combat contre la France et ses alliés au sein de l’armée allemande, loin de sa famille et dans une solitude absolue, pendant plusieurs années, avant d’être fait prisonnier comme soldat allemand à la fin de la guerre.

Les pages consacrées à ces années de guerre et de détention « malgré lui », loin des siens et de ses repères, sont absolument bouleversantes et résonnent comme une allégorie de toutes les absurdités et horreurs causées par les guerres et les folies de l’homme, liées au hasard des lieux de naissance et des décisions de ceux qui nous gouvernent. Au portrait intime de son père, qui prend des allures universelles et atemporelles, Joël Egloff mêle la plus pudique des déclarations d’amour filial, entralaçant le récit des années de guerre de souvenirs de ses années d’enfance qui prennent avec le recul et la découverte de ce que vécut son père (et le regret, aussi, de ne pas en avoir davantage parlé avec lui) une toute autre dimension – ainsi ces séances de visionnage en famille de films de guerre relatant des épisodes vécus par le jeune homme du côté de l’ennemi, et dont le narrateur devenu adulte comprend tous les non-dits. Ces féroces soldats est aussi un bouleversant hommage aux liens qui unissent les familles, de génération en génération, et qui permettent au bout du compte, malgré tout, de survivre et de rester humains.

Mélanie.

Ces féroces soldats, Joël Egloff, Buchet-Chastel, 240 p. , 20€50.

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