Encore une chronique d’un roman qu’il ne faut pas avoir oublié. Un roman que je viens de relire, parce qu’en ce moment, je vais pas te raconter des salades, j’ai du mal à être emballé par ceux sur lesquels je tombe… Et quand je dis, je tombe, je tombe…
Un roman que tu vas trouver facilement si tu fouilles un peu les librairies. Peut-être posé avec ses autres livres, en poche ou en grand format, mais tu devrais y jeter un œil.
« Cette sensation de fin du monde, quand tu as dix ans et que tu comprends, du haut de ton mètre vingt, qu’il va falloir abandonner la sécheresse de ton ocre si tu ne veux pas crever. Je serais restée des millénaires, agenouillée contre ma terre, si je n’avais pas eu une telle soif.
Maman a caressé la peau de mon cou, toute fripée et desséchée, elle m’a vue vieille avant d’avoir atteint l’âge d’être une femme. Elle a fixé les étoiles et, silencieusement, elle a pris la main de papa. On n’a pas besoin de discuter pendant des heures quand on sait qu’est venu le moment de tout quitter. J’étais celle à laquelle on tient tant qu’on est prêt à mourir sur les chemins de l’abîme.
J’étais celle pour laquelle un agriculteur et une institutrice sont prêts à passer pour d’infâmes profiteurs, qui prennent tout et ne donnent rien, pourvu que la peau de mon cou soit hydratée. J’ai entendu quand maman a dit On boira toute l’humiliation, ce n’est pas grave. On vivra. Il a fallu que je meure à des milliers de kilomètres de chez moi. »
Toi aussi, t’as entendu ceux qui viennent d’ailleurs.
Ceux qui viennent férocement mugir dans nos campagnes et égorger nos mômes et nos compagnes…
C’est de ceux-là dont parle Céline Lapertot dans son roman.
Ceux qui viennent juste pour la sécu et les allocs.
Les salauds.
Parce que la guerre, la famine, la sécheresse, c’est que dalle au regard de nos avantages sociaux. Franchement, quand t’es heureux chez toi, que t’as de quoi nourrir ta famille, et que la paix est installée, comme dans toute l’Afrique, c’est quand même sympa de faire le voyage à pied jusqu’à Calais pour t’installer peinard sous une tente percée, et attendre tranquillement que les flics viennent t’apporter les croissants et le café.
Tu crois pas ?
Alors Céline, elle te parle de l’eau.
Cette eau qu’on utilise un peu partout pour en faire cette boisson trop sucrée dont les mômes raffolent. Cette eau dont on pompe allègrement plus de trente litres pour en faire un litre de soda.
Tu ne savais pas ? Ben oui. Il faut planter la betterave pour le sucre, l’arroser, et fabriquer la bouteille en plastique…
Ben maintenant, tu sais.
Si tu arrêtes d’en acheter, que tout le monde arrête d’en acheter et se met à boire du vin à la place, peut-être que ceux qui ont soif auront, eux aussi, à boire, un peu partout dans le monde…
Voilà pour le préambule. Tu sais que j’aime assez bien les préambules.
L’écriture de Céline Lapertot, j’ai écrit ça quelque part, c’est comme un masque, comme une bouée pour t’empêcher de sombrer… C’était pas gagné de lire ses trois romans presque l’un après l’autre, au risque de devoir les comparer, et donc de rater quelque chose.
Je crois pas avoir raté quelque chose.
Je vais pas te faire de pitch, tu sais que ça me gonfle les chronicoblogueurs qui te racontent l’histoire parce qu’ils ont rien à dire.
Ce roman parle de l’exil, de la quête vers un demain qu’on espère meilleur, parce que l’aujourd’hui est très moche, voire pas terrible.
Alors la quête vers cette eau qui nous donne, comme le sang, l’espoir de vivre encore un peu. Alors la marche vers cet ailleurs-là, parce qu’on a le nez vert ou la peau noire, parce qu’on prie un Dieu dans une langue différente, parce que les seules armes dont on dispose, ce sont les mots.
Les mots écrits sur les murs, ceux qui t’envoient dans des prisons où tu crèves à petit feu.
Céline a dit dans une entrevue qu’elle souhaitait écrire sur la violence, celle qui se voit, comme dans son roman précédent, même si on la cache parce que c’est pas beau de montrer des images de femmes violées et éventrées au journal de la télévision, et aussi la violence larvée qui touche notre quotidien, celle que tu vois pas parce que tu décides de pas regarder même si parfois tu te doutes de quelque chose…
Dans « Ne préfère pas le sang à l’eau », elle ouvre la porte sur ces femmes et ces hommes qui fuient la guerre ou la sécheresse, parce qu’ils n’ont pas le choix. Toi, quand tu tournes le robinet ou que tu tires la chasse, t’as cette eau qui coule, et tu te poses pas de question.
Eux, ils n’ont même pas de robinets.
C’est nul.
L’écriture de Céline Lapertot, c’est comme une trace qu’il faut garder, parce que peu nombreux sont les auteurs qui en sont capables. Il ne s’agit pas d’aligner des mots, de raconter une histoire avec une enquête dedans et un flic qui cherche le tueur, parce que le tueur, en l’occurrence, c’est toi et puis c’est moi. Ce sont ceux qui décident de fermer les yeux sur ce qu’on fait à l’humanité en refusant de comprendre que la première cellule a donné naissance à toutes les femmes et tous les hommes qui peuplent la Terre.
Tu vas aimer cette écriture dès les premières lignes, et ça non plus, tout le monde n’en est pas capable. T’emporter au creux des pages, te faire entendre la violence des autres et la douceur d’un foyer qu’on va devoir quitter, le bruit de l’eau avec laquelle tu t’asperges le visage pour décoller tes paupières, et le vacarme épouvantable de la vague qui broie les hommes sur son passage.
La vague qui tue les enfants et les mères sans aucun discernement et qui laisse le pays où ils étaient heureux, anéanti, dévasté.
Elle va te faire entendre les cris des femmes qui cherchent leurs enfants au milieu des décombres, le bruit des coups donnés dans les prisons à ceux qu’on torture sans raison, simplement parce qu’ils pensent autrement, sentir le sable sous tes pieds quand tu marches vers un avenir où tout te semble beau.
Tu vas sans doute manquer de repères, si tu décides de rechercher le plan qu’elle a suivi pour écrire ce roman. Je crois que ce n’est pas utile de chercher un plan.
Tu as juste à suivre les lignes et à écouter les mots qu’elle te donne.
Tu vas te souvenir à quel point le pouvoir de certains hommes n’est assis que sur les richesses qui devraient être partagées entre tous, ce pouvoir qu’ils prennent à coups de matraques face à ceux qui tendent les mains pour donner à chacun la part qui lui revient…
Tu vas te souvenir qu’ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.
Tu vas écrire avec Tiago sur les murs de ta ville, pour dire.
Juste pour dire.
Et tu seras enfermé avec lui dans ce pénitencier aux murs peints en rouge, comme le sang versé pour faire entendre sa voix. Tu partageras ton demi verre d’eau quotidien avec ceux qui en ont le plus besoin, parce que toi, tu peux tenir encore un peu, et « qu’il aura fallu du sang » pour le comprendre.
Tu vas sans doute être dérangé la prochaine fois que tu ouvriras une bouteille d’eau en plastique, à cause du plastique bien sûr, et aussi de à cause de l’eau qu’il y a dedans.
Parce que tu sais, tout au fond de toi…
Peut-être aussi que tu regarderas plus les « migrants » de la même manière. Ou que tu continueras à les voir comme des frères d’humanité.
Parce que finalement, c’est ce qu’ils sont.
Parce que finalement, s’ils sont là, c’est parce qu’ils cherchent un refuge.
Tu sais, les mêmes refuges qu’on ouvre pour les chiens et pour les chats.
Je déconne.
Les chiens et les chats, quand ils ne vont pas bien, on peut les emmener chez le psy.
Les réfugiés, on peut pas.
Ils n’ont pas la carte vitale.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Nicolas.
Ne préfère pas le sang à l’eau, Céline Lapertot, Viviane Hamy, 152 p. , 17€.