« J’ai concocté un plan et réuni l’attirail nécessaire. Dont un vapo de nitro pour le coffre-fort. Je pourrais refourguer la came injectable et remettre à niveau ma réserve de cachetons. Le cocktail explosif. Il vous use jusqu’à la corde. Plus on tutoie le ciel, plus on mord la poussière. Mon marathon de trois jours s’essoufflait. J’ai eu des vertiges. J’ai vu des taches solaires et des trucs qui n’existaient pas. J’ai mangé trois barres chocolatées pour tenir le coup et gobé trois barbis. J’ai comaté à la station du terrain de golf. Mon sommeil n’a été que bruits et couleurs planantes. »
Bon, celui-ci, on l’attendait avec une certaine fébrilité mêlée d’incertitude tant le précédent opus du Maître, La tempête qui vient, avait un peu refroidi nos ardeurs. Loin de nous l’idée de dégommer un des plus grands auteurs américains contemporains, on avait simplement trouvé ces 700 pages un peu indigestes. Réjouissons-nous donc illico de retrouver dans ces Enchanteurs la verve et la puissance de feu d’Ellroy ainsi que ce rythme unique, souvent copié jamais égalé. Loin de s’assagir avec les années, Ellroy continue de dynamiter l’histoire de son pays avec une énergie qui force le respect.
Comme dans Panique, son roman précédent, Ellroy donne la parole à Freddy Otash, longtemps cantonné aux rôles de second couteau. Le détective, journaliste, fouille-merde, est chargé par Jimmy Hoffa, le célèbre syndicaliste aux accointances malsaines, de veiller à ce que la mort de Marylin Monroe et ses frasques sexuelles avec Robert et Jack Kennedy éclaboussent ces derniers, pour la simple et bonne raison qu’ils l’empêchent de mener à bien ses affaires mafieuses. Mais, très vite, Otash se verra confier la mission inverse par le Chef de la police, Bill Parker, lui-même appuyé par les Kennedy en personne. Pendant ce temps, le tournage de Cléopâtre tourne au désastre et menace l’empire de la Fox tandis qu’un pervers, surnommé le Satyre, espionne et agresse des femmes seules. C’est Los Angeles en 1962 et Freddy Otash s’en souviendra longtemps.
Une nouvelle fois, l’intrigue est riche et les protagonistes multiples (on a même droit à 6 pages pour les lister en fin d’ouvrage !). Mais Ellroy a suffisamment de bouteille pour tenir fermement les rênes d’un récit bouillonnant et nous inciter à suivre Otash dans ce qui ne sera sûrement pas la période la plus calme de sa vie … Perturbé par ses relations passionnées et houleuses avec deux femmes, ainsi que par son amour à sens unique pour une troisième, Otash fonce tête baissée dans le panier de crabes qu’est Hollywood à cette époque, tenant le coup grâce à l’alcool et aux pilules magiques sans écouter son corps épuisé. S’il lui arrive de perdre pied, le détective finit toujours par se relever et reprendre ses investigations de plus belle. Appuyé par une équipe de sacrés rufians, Otash espionne, file, interroge sans relâche les innombrables protagonistes de cette tragicomédie permanente qui donne à la Cité des Anges cette vibration unique.
Peinture d’un monde toxique où personne ne semble jouer le rôle qui lui avait été attribué, Les Enchanteurs n’épargne ni le milieu du cinéma, ni celui de la politique. Ellroy semble prendre un plaisir vicieux à décortiquer les relations troubles entre actrices et acteurs, flics, politiciens et truands de tout poil, qu’ils soient proxénètes, maîtres-chanteurs ou les deux. Au milieu de ce marigot s’élève la figure iconique ultime, Marylin dans ses derniers jours. Loin des clichés empesés, James Ellroy livre d’elle et de ses compagnons de jeunesse et d’infortune un portrait déglingué mais touchant, ce à quoi, reconnaissons-le, il ne nous avait pas habitués … C’est une des forces de ce roman, peut-être un début de maturité, que de ne pas tout miser sur l’adrénaline et de laisser apparaître, derrière la violence et le cynisme, quelque chose qui s’apparenterait à de la tendresse.
Réjouissons-nous donc, ce nouvel Ellroy est une réussite qui fera vite oublier nos atermoiements quant à son précédent opus. Le Dog est grand et son règne n’est pas fini.
Yann.
Les Enchanteurs, James Ellroy, Rivages / Noir, 672 p. , 26€.