Devinette : à quoi reconnait-on un immense écrivain ? Si c’est au fait que, de livre en livre, on reconnaisse son ton, son univers, son style (magnifique) mais qu’il arrive tout de même à nous surprendre, à nous éblouir et à se mettre en danger à chaque fois, refusant la redite et l’attendu – et bien, je peux le dire : Sylvain Prudhomme est un immense écrivain.
Dans Par les routes, l’un de ses romans les plus lus (à juste titre, c’est un bijou – mais les autres le sont aussi, lisez-les tous, sans exception !), l’un de ses personnages sillonne la France en stop et conserve de ses rencontres et trajets une série de polaroïds, instantanés qui gardent trace d’un visage, d’une histoire, d’une voix rencontrés le temps d’un trajet. Juste après l’écriture de ce livre, Sylvain Prudhomme se voit confiée, par l’excellente revue XXI, la rédaction d’un reportage à la frontière américano-mexicaine au moment où Trump, tout juste élu Président des Etats-Unis, a pour projet de construire un mur infranchissable pour empêcher l’immigration clandestine. C’est à l’ombre de ce mur pas encore construit que Sylvain Prudhomme, dans un temps imparti de 15 jours, voyage en stop depuis Tijuana jusqu’à Matamoros – 2500 kilomètres, excusez du peu – et se retrouve, en quelque sorte, dans la peau de son personnage.
Quelques années après, aujourd’hui donc, il reprend ses notes de voyage, ressort les photos prises et décide, sous l’égide du grand James Agee (« Si je le pouvais, ici je n’écrirais rien du tout. Il y aurait des photographies ; pour le reste, des morceaux d’étoffe, des déchets de coton, des grumelons de terre, des paroles rapportées, des bouts de bois, des pièces de fer, des fioles d’odeurs, des assiéttées de nourriture et d’excrément« ), de faire un livre de ce moment : « Le reportage est paru et j’ai vu que le besoin de raconter n’était pas épuisé. J’ai vu que là-bas rien ne bougeait, que Trump revenait. J’ai rouvert mes carnets, remplis de phrases d’automobilistes jamais relues.. J’ai été frappé de constater avec quelle netteté je me rappelais les intonations, les phrasés, les grains de voix. Avec quelle force les mots même griffonnés à la hâte avaient chaque fois le pouvoir de ressusciter une présence, un regard. J’ai repensé à la phrase d’Agee. J’ai eu envie d’écrire ce livre, sans presque plus rien que les voix et les visages rencontrés. Livre de la frontière vécue, éprouvée. À hauteur de femmes et d’hommes ordinaires, habitués à la vivre « en su carne propia », comme dit Alfredo, le taximan de Matamoros : dans leur chair »
Ce programme, Sylvain Prudhomme le remplit à merveille : épopée à hauteur d’homme et de femme, « Coyote » est un livre sublime, qui réalise l’exploit d’être à la fois carnet de voyage, récit intime et politique, oeuvre artistique, reportage de haute volée sur un lieu symbolique – la frontière -, reflet des mythes et défaites des États-Unis, mise en avant des absurdités géopolitiques, déclarations d’amour aux films et aux images qui nous construisent (l’ombre de Paris Texas et de No country for old men plane sur tout le voyage), micro tendu à des dizaines d’êtres humains charriant avec eux leurs joies, leurs colères, leurs réussites, leurs échecs, destins individuels passés au broyeur des décisions politiques mais qui, malgré tout, existent. Le tour de force de Sylvain Prudhomme est proportionnel à l’humanité qui se dégage de son écriture : dans les chapitres où il transpose les voix de ses conducteurs, il leur laisse toute la place, et illustre la fin de chacun des chapitres avec le polaroïd pris au terme du parcours (et là non plus, il n’y figure jamais ; bien loin des selfies inondant nos yeux, il laisse toute la place à l’autre) ; et on les regarde longtemps, ces photos, contemplant les portraits de ceux ou celles que l’on avait essayé d’imaginer en lisant le texte – les mettre en ouverture aurait cassé cette fluidité en imposant une image, un préjugé.
La voix de Sylvain Prudhomme s’exprime directement dans certains des textes, écrits à la première personne et sous forme de carnet de voyage. Le reste du temps, celui des trajets, elle est implicite et en creux comme le serait le négatif d’une photo, s’effaçant pour faire exister et mettre l’autre en valeur, écouter les réponses à des questions que l’on devine – et en effet, on a l’impression de voir s’animer et vivre sous nos yeux, tous ces personnages croisés, de partager leur existence, leurs vies et leurs trajets – au sens propre et figuré – . Portrait d’une Amérique cassée, le texte nous plonge aussi dans les villes mexicaines dans lesquelles le narrateur s’aventure, malgré les mises en garde de ses conducteurs contre la dangerosité possible – mais là aussi, le regard de Sylvain Prudhomme, sans jamais tomber dans l’angélisme (l’inquiétude ou la peur font aussi partie du voyage), fait ressortir ce qu’il y a de plus beau, dans une écriture minutieuse, sensuelle et emplie d’émotions, comme si son regard, uniquement motivé par l’intérêt à l’autre et l’envie de comprendre, de saisir, le protégeait de tout.
J’ai beau chercher, impossible de trouver le moindre défaut à ce livre : à mi-chemin entre un épisode des « Pieds sur terre » (ceux qui me connaissent mesurent l’ampleur du compliment) et une chanson de Bruce Springsteen (ceux qui me connaissent mesurent l’ampleur du compliment), cette Ballade Sauvage de Sylvain Prudhomme, définitivement l’un des plus grands auteurs contemporains, est à lire, à dévorer, à offrir, à partager – encore et encore !
Mélanie.
Coyote, Sylvain Prudhomme, Éditions de Minuit, 224 p. , 17€.