» Il était souvent difficile de dire si c’était Hailé Sélassié qui me faisait peur ou son instrument sur terre, mon père, devenu aussi changeant que le ciel avant la tempête. Mes frères et soeur et moi ne savions jamais quand ce ciel risquait à nouveau de nous tomber sur la tête et il nous retenait en otage, nous sermonnant des heures sur Babylone. »
Voilà un roman inattendu, une de ces heureuses surprises que nous réserve de temps en temps la rentrée littéraire, loin des locomotives habituelles et du ronronnement général souvent dégagé par cette grande foire devenue bisannuelle. Loin de nous l’idée de jouer les blasés mais il faut bien reconnaître que peu de titres nous ont, cette année, sortis de cette semi-torpeur estivale dans laquelle on s’était laissé glisser avec juste ce qu’il faut de culpabilité pour l’apprécier pleinement. Safiya Sinclair, nous apprend l’éditeur, s’est fait connaître avec Cannibal, recueil de poèmes récompensé par de nombreux prix. Il ne fait aucun doute que ce Dire Babylone, déjà salué par la critique et les lecteurs et récipiendaire du National Books Critics Circle Award, devrait contribuer à élargir le cercle des lecteurs de cette jeune femme jamaïcaine au caractère bien trempé. Il risque également de mettre à mal l’image du gentil rasta fumeur de ganja.
Car l’histoire que nous raconte Safiya Sinclair, c’est la sienne, celle de sa famille. C’est l’histoire d’enfants élevés dans le culte rastafari par un père qui a décidé d’y consacrer sa vie. Si les premières années de Safiya se déroulent comme dans un rêve au sein d’un petit village de pécheurs au bord de l’océan, le déménagement familial sur les hauteurs de Montego Bay alors qu’elle est âgée de cinq ans, marque le début de la fin, la lente métamorphose d’un père de famille en dictateur. Howard Sinclair est musicien de reggae (on trouve certains de ses morceaux sur You Tube), il a connu le succès dans sa jeunesse avec le groupe Future Wind. Arnaqué par un impresario véreux, il en a retiré beaucoup d’aigreur et la détestation aigue de Babylone, ainsi que les rastas nomment le système colonial imposé par les « têtes chauves » (les blancs).
Fidèle au précepte rasta selon lequel c’est l’homme qui nourrit son foyer, Howard Sinclair était très souvent absent de la maison, jouant jusqu’à six nuits par semaine dans des hôtels ou des clubs. Comme le dit sa fille, « en Jamaïque, être musicien constituait à peu près le seul moyen pour un Rastaman d’avoir un emploi rémunéré. ». Revenant sur la rencontre de ses parents et leur conversion au rastafarisme, Safiya Sinclair donne un éclairage intéressant sur la situation en Jamaïque à cette époque où les rastas étaient finalement peu nombreux et très souvent rejetés et méprisés par leurs familles. Ils se regroupaient donc au sein de communautés souvent rurales afin de pouvoir pratiquer leur culte en toute sérénité. Marqué à vie par des affrontements et des humiliations au sein de sa propre famille, déçu par le monde de la musique et l’influence néfaste de Babylone sur la jeunesse jamaïcaine, Howard Sinclair se transforme peu à peu en despote auprès de sa femme et de ses enfants. Convaincu, comme la religion rasta le suggère, que les femmes sont plus perméables à la corruption du fait de leurs règles, le père surveille particulièrement Safiya, sa fille aînée, et ne lui autorise aucun écart. la jeune fille grandit tiraillée entre l’envie de rester pure afin de satisfaire la volonté paternelle et celle de découvrir le monde, ce qu’elle finira par faire grâce à la découverte de la littérature et de la poésie. Malgré cela, les affrontements deviennent de plus en plus fréquents et violents malgré la présence apaisante d’Esther, mère emplie d’amour mais dont la soumission au père l’empêche parfois de prendre la pleine mesure de ce qu’Howard fait vivre à ses enfants.
Paradoxalement, les enfants Sinclair bénéficient d’une éducation plutôt riche et font preuve d’une intelligence et d’une maturité qui ont le don de surprendre leurs professeurs. C’est ainsi que Safiya finit par être prise sous l’aile d’un des plus grands poètes jamaïcains qui l’aidera à travailler son écriture ainsi qu’à se faire petit à petit un nom au sein de la communauté intellectuelle de l’île. Mais cet homme en qui la jeune femme avait mis toute sa confiance finit par abuser d’elle, la laissant dévastée alors qu’elle venait tout juste de prendre ses distances avec l’influence néfaste de son père.
Dire Babylone est l’histoire d’une vie, le récit d’un combat de tous les instants contre un monde dominé par des hommes toxiques mais qu’illuminent régulièrement des figures féminines sans lesquelles Safiya Sinclair n’aurait sans doute jamais pu raconter son histoire et prendre ce recul nécessaire qu’elle garde tout au long du récit et qui ne peut qu’émouvoir. Bien sûr, Dire Babylone est un roman féministe mais c’est aussi une ode à la lecture et à l’écriture, véritables bouées de sauvetage en même temps qu’ouverture sur le monde pour une enfant profondément perturbée par la folie d’un père.
Forte, poétique, violente toujours juste, la voix de Safiya Sinclair résonne en nous bien après qu’on ait reposé son livre et l’on ne peut que lui souhaiter qu’elle résonne encore longtemps à travers le monde.
« Plus je rencontrais de Rastas, plus je me rendais compte qu’il n’existait parmi les frères Rastafari aucun évangile unique ou reconnu. Chaque homme façonnait son propre credo, traçait sa propre route (…) Chaque homme était simplement l’auteur et l’interprète de sa propre vie, en fonction des sectes et des principes qui l’interpelaient le plus. »
Traduit de l’anglais (Jamaïque) par Johan-Frédérik Hel Guedj.
Yann.
Dire Babylone, Safiya Sinclair, éditions Buchet-Chastel, 518 p. , 25€50.