Si vous avez de la chance, vous avez déjà découvert, en 2019, un petit bijou, un ovni, un texte inclassable qui brise les genres, les cadres et les a priori de lecture : Ultramarins, de Mariette Navarro, publié aux formidables Éditions Quidam. Fruit d’une résidence d’écriture passée sur un cargo entre Saint-Nazaire et Pointe-à-Pitre, ce roman met en scène une commandante de navire qui, un jour, décide de faire un pas de côté par rapport à sa rigueur habituelle et accorde à son équipage l’autorisation de se baigner en pleine mer – tous moteurs et radar coupés. De ce point de départ, de ce « léger décalage », Mariette Navarro, avec un rare sens du style et du rythme (peut-être son activité de dramaturge n’y est-elle pas pour rien), signe un texte d’une beauté et d’une originalité rares. Et si vous n’avez pas eu encore la chance de le découvrir, réjouissez-vous : il vient de sortir en poche il y a quelques semaines, toujours aux Éditions Quidam.
Quelques jours avant cette sortie en format poche, le deuxième roman de Mariette Navarro, Palais de verre a fait partie des centaines de titres de la rentrée littéraire – mais aussi des titres sur lesquels je me suis immédiatement jetée avec en tête cette question : « mais comment ce deuxième roman pourra-t-il être à la hauteur du premier ? » La réponse est simple : oui, il l’est – et la raison tout aussi limpide : Mariette Navarro est définitivement une grande autrice, et promène son talent et son univers singulier d’oeuvre en oeuvre.
Pour ce deuxième texte (romanesque, car sa bibliographie est bien plus étendue si l’on considère ses oeuvres poétiques et théâtrales), l’autrice pose son cadre dans le « Palais de verre » du titre (un titre formidable, d’ailleurs, qui charrie dès l’ouverture du livre une imagerie mentale collective, entre palais des glaces et plafond de verre), l’un de ces buildings impersonnels devenus un arrière-plan visuel de nos villes, dans lesquels salariés d’entreprises et collègues de travail partagent des bureaux se ressemblant tous, se croisent et travaillent ensemble tous les jours sans vraiment se connaître. C’est dans ce cadre qu’un jour, Claire, employée d’une de ses entreprises et dont on ne connaîtra au fond jamais vraiment le travail, décide qu’elle n’en peut plus. Tout ce qui jusqu’ici représentait son cadre de vie, ses repères, ses habitudes, tout ce qu’elle trouvait normal et habituel – soudain, elle ne veut plus, elle ne peut plus et quitte la réunion de travail à laquelle elle assistait, sans violence, sans cri, de façon presque invisible et discrète. Elle ne prend pas la fuite à proprement parler : au sens propre comme au figuré (Mariette Navarro maîtrise à la perfection images et métaphores), elle prend de la hauteur : découvrant une trappe, elle trouve refuge sur le toit de l’immeuble et va y passer la nuit – temps de distanciation et de recul nécessaire.
C’est un personnage d’une richesse folle (et au prénom là aussi hautement symbolique) que nous offre Mariette Navarro : une sorte de Bartleby moderne, qui va, avec poésie et douceur, répondre à la violence du monde du travail – et plus largement, du monde qui l’entoure. La voix de Claire est portée de façon tranchante, directe, à la première personne, solitude perdue face au choeur de ses collègues, qui s’exprime, dans des chapitres alternant ces deux points de vue, dans un « nous » collectif et anonyme, et dont l’indifférence et l’aveuglement sont d’une violence extrême : c’est à peine s’ils ne réalisent pas que Claire existait uniquement parce qu’elle disparaît. Ce « nous » de choeur antique crée le malaise chez le lecteur : et si ce « nous », c’était aussi un petit peu…nous ? A cheval entre deux classes sociales, sans jamais vraiment trouver sa place ni dans l’une ni dans l’autre, Claire va, presque au sens photographique du terme, avoir une révélation sur cette vie qu’elle traverse depuis des années sans l’interroger – avec, paroxysme de cette découverte, la note cruelle qui la concerne et qu’elle trouve dans un dossier, dans les bureaux désertés par la tempête qui a frappé la ville.
Plaçant à la fois son personnage dans la lignée de textes interrogeant le monde du travail (on pense à À la ligne de Joseph Pontus pour la beauté de l’écriture qui vient percuter la violence, à Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans d’ Anne Plantagenêt, à Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert, à Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman), Mariette Navarro crée l’exploit de reprendre un motif récurrent de la littérature et du cinéma, mais en y imprimant son style et son univers si particuliers – et magnifiques. Qu’on se le dise : il va falloir désormais compter, foi de moi, avec Mariette Navarro !
Mélanie.
Palais de verre, Mariette Navarro, Éditions Quidam, 144 p. , 15€.
Bravo, très beau post, d’accord avec tout. Un petit livre délicat, sensible, juste.
Bonjour,
Je me permets de vous contacter suite à l’article que vous avez consacré il y a quelques temps au livre de Mariette Navarro, Palais de verre.
Je fais paraître aujourd’hui un roman (L’Automate) aux Editions Complicités (une petite maison d’édition parisienne).
Ce roman porte sur la découverte du monde du travail contemporain, ses désillusions, et surtout sur ce mode « automatique » qu’il me semble que nous avons tous adopté, à l’échelle individuelle et collective, dans l’entreprise, mais également en dehors.
Comme le roman a pour sujet le travail et que vous aviez apprécié le livre de Mariette Navarro, je me laisse à penser qu’il pourrait aussi vous intéresser.
https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782386471155-l-automate-valentin-gregoire/
Valentin